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Théorie discursive de l'institutionnalisation
La théorie discursive de l'institutionnalisation est une branche de l'école sociologique des organisations, plus particulièrement de l'école institutionnelle des organisations[1]. Cette théorie est également annexée à la théorie de l'entrepreneur institutionnel[2]. Elle vise à comprendre les institutions au travers des efforts discursifs des acteurs, qui deviennent des producteurs de récits et de discours. Selon l’hypothèse des théoriciens des sociologues constructionnistes, ce sont les conversations quotidiennes[3], c’est-à-dire un certain type de discours, qui permettent au décideur de l'entreprise de penser et donc de manager au jour le jour.
Plus largement, la compréhension du contenu des textes au sein de l'organisation et de leur circulation aide à la mise en lumière de l'émergence et de l'évolution institutionnelle car les textes sont compris comme des médiateurs entre les actions et les discours. Les conversations constituent une dynamique langagière constructrice de la vision entrepreneuriale. Proche de l'école sociologique de Chicago et de l'interactionnisme, la théorie discursive de l'institutionnalisation reprend l'idée formulée par Everett Hughes selon laquelle le langage quotidien reflète les points de vue des catégories particulières de personnes. Cet usage pratique s’impose à tous ceux appartenant au groupe de référence et il en fixe leur perception des phénomènes sociaux, ce qui constitue l'institutionnalisation.
Caractéristiques de la théorie discursive de l'institutionnalisation
En parallèle à la théorie de l'entrepreneur institutionnel, l'école discursive de l'institutionnalisation prend en compte le discours (verbal et écrit) des acteurs agissants à l'intérieur des organisations et entre les organisations, qui, par leurs textes vont pérenniser les organisations pour les solidifier en institutions. Sans le discours créé et maintenu par ses membres, aucune organisation n'existe. L'institutionnalisation atteint son seuil conceptuel lorsque les faits sont tenus pour acquis ("taken for granted"), c'est à dire qu'elle est perçue comme allant de soi et faisant partie de l'environnement du groupe.
Cette théorie s'appuie sur plusieurs critères :
- Le processus d’auto-maintien par les acteurs dominants
- La stabilité des institutions par l'intermédiaire du modèle de l'agence
- La mise en action de rhéteurs égoïstes (servant leur propre intérêt), colporteurs (de rumeurs justes ou fausses), hypocrites[4] et ré-activateurs de croyances mémorisées affaiblies ou oubliées durant certaines périodes de la vie de l'organisation (crise, incertitude, reprise économique etc.)
A la différence des théories marxistes qui analysent la reproduction des institutions et leur maintien dans l'histoire par le jeu de pouvoirs de classes dominantes, la théorie de l'entrepreneur institutionnel met en valeur l'acteur, sans perdre de vue le poids des pouvoirs[5], des règles et des dominations[6]. Sans individu agissant, il ne peut pas exister de "reproduction" des institutions comme en quelque sorte une fonction de "papier-coller" pourrait le faire. L'entrepreneur institutionnel est là pour le maintien des institutions et donc, l'école discursive parle, à juste titre, d'institutionnalisation plutôt qu'analyse des institutions pour montrer son caractère procédural et entrepreneurial et non son auto-maintien automatique.
Dans cette analyse, le maintien de l'organisation n'est pas synonyme de stabilité ou d’absence de changement. Le maintien se réfère au renforcement, à la réparation et à la re-création des organisations. De plus, l'effort de l'entrepreneur institutionnel ne correspond pas uniquement à des actions intentionnelles de maintien. Ses actions peuvent être décidées dans l'objectif de créer ou de détruire des organisations.
Le discours repose sur des modèles de perception et d’interprétation de la réalité tout en aidant l'acteur à mieux décrire cette réalité. Or, les ressources linguistiques et donc discursives sont inférieures au nombre varié des réalités qu'elle sont censées décrire. Ceci implique l'émergence et l'évolution de conventions qui aboutissent à un ordre discursif général. L'institutionnalisation de schèmes discursifs cadre la perception d’un phénomène et la capacité de le décrire tout en suivant la règle de 'naturalisation'. Les schèmes doivent apparaître pour les différents acteurs en présence comme des formes acceptables de penser, d’agir et de communiquer, sinon ils sont remis en question par d'autres acteurs.
Le fondement dialectique de la théorie discursive de l'institutionnalisation
Le discours est un levier puissant des acteurs et l'analyse en fixe la dialectique, les enjeux et les significations. L'organisation est considérée comme une réalité en proie à des contradictions aux multiples niveaux de sa hiérarchie qui minent constamment ses fonctions existantes. Les acteurs disposent avec le discours d'un potentiel de stabilisation ou de déstabilisation des relations sociales. Car, il existe une asymétrie de pouvoir[7] que les acteurs dominants légitiment par un discours leur conférant encore plus une position dominante dans l’arène discursive et organisationnelle. Par la force de leur autorité ou de leur charisme, certaines voix se font plus entendre que d'autres. La parole de certains acteurs portent haut et fort ce qui les amènent à devenir des portes-paroles aux sans-voix (par exemple, les représentants du personnel).
Les concepts servent à la structuration sociale, à la définition des objets en place et aux positionnements relatifs des différents sujets. Mais ces concepts de relations sociales laissent aussi des espaces de vacuité et des tensions relationnelles, particulièrement en ce qui concerne les concepts de hiérarchie, d'autorité ou de subordination. C'est alors que les positions sociales, qui sont effectivement socialement (et conceptuellement) construites, conduisent à la production d'outils et de techniques linguistiques qui renforcent ou atténuent cette tension. L'humour est généralement créé par les individus en place pour contrecarrer ou pour renforcer des relations inter-individuelles. Dans l'espace de travail, l'humour est un outil multi-fonctionnel pour atténuer le stress et la tension, pour réduire ou minimiser le pouvoir, pour négocier en face à face, pour établir la cohésion sociale (nouer un lien social), pour exprimer la solidarité et pour minimiser les différences de pouvoir. Selon la théorie discursive de l'institutionnalisation, l'humour fait effectivement partie d'une réalité discursive de cet espace en cours d'institutionnalisation. Sans la dialectique ou la contradiction interne produisant cette tension qui est stimulée par le concept socialement construit (par exemple, la subordination) et la réalité des affaires telle qu'elle se présente dans les faits aux agents, il ne pourrait pas y avoir émergence de l'action d'un entrepreneur institutionnel rétablissant ce déséquilibre cognitif[8].
La théorie s'intéresse aussi aux frontières de l'action discursive. La manière dont les acteurs sont contraints par des limites discursives, que ce soient des frontières discrètes qui décrivent les territoires (ex salle de réunion) ou que ce soient des domaines dans lesquels les agents peuvent ou ne peuvent pas agir discursivement (par exemple, un temps de parole, une rotation d'expression, une alternance d'intervention, une autorisation de parler, etc.). Pour tracer graphiquement ces limites, il faut que l'analyse de données fournisse des exemples de situations dans lesquelles les individus se sentent à l'aise avec l'exercice de leur «voix», alors que d'autres personnes considèrent aussi que seule leur voix est légitime. La structure de l'organisation, les procédures, les caractéristiques architecturales et les arrangements sociaux peuvent également donner un aperçu de la nature de ces frontières discursives dans une organisation.
L'analyse discursive de l'institutionnalisation de l'innovation
Appliquée à l'innovation organisationnelle[9], la théorie discursive de l'institutionnalisation montre comment le discours facilite la création. En effet, soutenir l'innovation est une tâche vitale pour l'entreprise mais qui est difficile à organiser. L'innovation requiert la coordination des efforts de nombreux acteurs dans un temps limité. Le discours présente alors l'avantage de lier les efforts d'innovation entre des expériences passées et des aspirations futures. Les récits de l'innovation et les épopées des premiers innovateurs de l'entreprise sont des mécanismes culturels émotionnellement forts. Les récits répondent, alors, à ces besoins de coordination tout en permettant à ces processus de devenir de puissants mécanismes. Ils apparaissent compréhensibles et légitimes pour d'autres. Avec leur accumulation, les récits d'innovation offrent une mémoire[10] générative aux organisations, en traduisant des idées accumulées à partir des cas particuliers d'innovation antérieures et en institutionnalisant la mémoire organisationnelle. La fonction de motivation et de leadership appuient les efforts actuels et futurs des innovateurs. Finalement, face à des situations émergentes dont l'interprétation est quelquefois ambiguë ou équivoque, le récit d'innovation permet de résoudre plus facilement les problèmes en temps réel.
Lorsqu'une entreprise propose une technologie radicalement nouvelle pour l'ensemble de la population non seulement nationale mais aussi internationale, elle fait face à un défi gigantesque. Par exemple, l'entreprise Kodak[11] qui, à la fin du 19ème siècle, a réussi à transformer la pratique de la photographie d'une activité hautement spécialisée à celle qui est devenue une partie intégrante de la vie quotidienne grâce au rouleau de pellicules. Cette transformation a pu se réaliser grâce à des entrepreneurs institutionnels qui ont souhaité influer sur les processus de construction sociale tout en agissant de façon stratégique de telle sorte que leurs propres intérêts puissent se retrouver présent dans ces nouveaux "champs" institutionnels et de construire un avantage concurrentiel durable.
Rapprochements, apports et différences avec l'école autrichienne d'économie
L'école autrichienne est également très attentive à l'analyse des institutions, et ceci constitue, en quelque sorte, sa marque de fabrique par l'intermédiaire d'auteurs prestigieux remontant à la source de l'école autrichienne comme Carl Menger, en passant par le prix Nobel d'économie, Friedrich Hayek, sans oublier Ludwig Lachmann dont la pensée influence de plus en plus les chercheurs en management pour en arriver au regretté Don Lavoie. L'analyse institutionnelle d'autres auteurs éminents de l'école autrichienne d'économie (Ludwig von Mises, Israel Kirzner, Murray Rothbard) semble, à première vue, un peu insuffisante. Pourtant, à la lumière de la théorie discursive de l'institutionnalisation, ces auteurs apportent un supplément d'analyse incontestable, particulièrement par leur discours praxéologique, éthique et entrepreneurial. De façon réciproque, la théorie autrichienne offre un cadre d'analyse plus large à la théorie discursive de l'institutionnalisation notamment avec la richesse de ses outils épistémiques (connaissance tacite, apprentissage hypertextuel, règles de conduite), temporels et métaphorique (le marché en tant que texte).
La théorie autrichienne des institutions et la théorie discursive de l'institutionnalisation partage un point commun, au travers de la théorie de l'entrepreneur institutionnel, à savoir une critique de la théorie de l'encastrement institutionnel. En effet, le défaut principal de la théorie sociologique des organisations, comme le souligne également Mark Granovetter, est de sur-socialiser l'acteur. A partir du moment où il est encastré, il ne dispose plus de libre-arbitre pour modifier les organisations de l'intérieur. Donc, la vieille théorie des institutions ne pouvait donner d'explication au changement à l'intérieur des organisations sinon par un choc externe. La théorie de l'entrepreneur institutionnel vient modifier cette approche, comme l'école autrichienne d'économie. Israel Kirzner montre l'importance de l'entrepreneur dans l'analyse économique dans son rôle de ré-équilibration, ce que ne prenait pas en compte la théorie néo-classique.
L'école autrichienne, y compris les chercheurs qui leur sont proches prennent en compte la communication dans l'échange comme le bavardage. La discussion est une qualité essentielle et inévitable dans le cadre de notre vie quotidienne et dans notre environnement de travail :
- Un bavard est quelqu'un que l'on estime qu'il parle trop. Mais tout le monde fait des commérages dans une certaine mesure. Tout le monde discute avec des collègues, des voisins et des amis. Le commérage est souvent une partie de l'exécution de son travail.[12].
Pour Daniel B. Klein, le bavardage est un corolaire indispensable à la règle de conduite de prudence. Comme, dans de nombreux cas, il est impossible d'agir sans que notre réputation soit en jeu, à quelque degré que ce soi (honneur, compétence, maturité, etc.), le bavardage sert d'exploration de la conduite future à tenir. Il utilise le terme "d'accomptabilité", [Accountability], terme difficile à traduire en français car il intègre à la fois la recherche d'informations par la pratique discursive et l'enregistrement de la responsabilité au sens large (compétence, culpabilité). Par exemple, lorsqu'un recruteur demande des références et que le candidat lui fournit un certificat de travail, l'entreprise recherche des preuves d'employabilité, elle utilise le discours (écrit ou verbal) et classe le document dans le dossier du candidat. Le système judiciaire utilise aussi ce procédé. Les policiers ont quelquefois des pratiques d'infiltration ou de leurre (aux USA). Les détectives et les inspecteurs posent des questions. Les avocats interrogent et contre-interrogent. Les témoins font des témoignages publics. Les jurés écoutent les détails des communications privées. Enfin, les décisions judiciaires sont prises et les sanctions imposées. Finalement, les casiers judiciaires sont remplis.
La théorie discursive de l'institutionnalisation analyse le jeu de pouvoirs qui se forment de façon discursive par certains acteurs qui recherchent à maintenir et à renforcer l’ordre existant. Ces "entrepreneurs" ouverts ou cachés aux autres ont un rôle de leadership épistémique. Ils sont en alerte sur les informations les concernant, il les intègre à leur capital cognitif, éthique et professionnel pour les redistribuer sous forme discursive (texte ou parole). L'école autrichienne, par l'intermédiaire de Ludwig von Mises a mis en valeur, de façon anecdotique mais pertinente, l'action discursive d'un genre d'entrepreneur institutionnel particulier, l'entrepreneur politique. Traitant du protectionnisme, Ludwig von Mises insiste comment un mythe économique peut être propagé par les hommes politiques en contredisant, dans leurs discours électoraux, la réalité économique :
- "Mais le fait demeure qu'il n'aurait jamais été possible de faire admettre l'idée du protectionnisme aux électeurs, si l'on n'avait su les convaincre que la protection non seulement ne nuit pas à leur niveau de vie, mais l'augmente considérablement". Ludwig von Mises, 2011, L'action Humaine, édition Institut Coppet, version numérique, p369
Alors que la théorie institutionnelle des autrichiens présente l'institution comme réductrice d'incertitude et qu'elle facilite l'adoption de règles de conduite, peu d'explications sont données comment puiser dans ce répertoire. Comment font les acteurs pour connaître et choisir les comportements adaptés à leur situation et à leur évolution ? Pour l'analyse discursive, le discours façonne et cadre le champ des possibles. C'est par le texte (écrit ou oral) que les acteurs apprennent ou savent comment prolonger leurs comportements et leurs perceptions d'opportunités.
Même s'il peut y avoir des différences méthodologiques entre les deux approches (analyse psycho-linguistique et socio-linguistique du discours pour les uns et analyse praxéologique pour les autrichiens), il y a sans doute un rapprochement épistémologique. En effet, la théorie discursive de l'institutionnalisation met en garde contre ce qui apparaît comme une évidence transmise par le discours[13] qui tente de généraliser une réalité particulière. Elle rejoint donc là, une épistémologie réaliste en se fondant sur un discernement, une vigilance contre les fausses apparences en utilisant la réflexion. Dans sa forme performative, le discours incarne à la fois une réalité sociale et économique tout en la créant ou en la re-créant.
Annexes
Notes et références
- ↑ Les auteurs de la théorie institutionnelle des organisations (Powell, Paul DiMaggio, Zucker) abordent les effets inertiels des institutions par un triple mécanisme mimétique, normatif et coercitif. Les comportements des acteurs en présence sont dits "naturalisés" car ils apparaissent comme naturels du fait de leurs régularités et du conformisme social.
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- ↑ En comparaison avec la théorie de la dissonance cognitive de Leon Festinger, l'individu ne rétablit pas seulement un déséquilibre de son ordre psychologique rationnel, mais il crée "un pont" entre lui et les autres par l'intermédiaire du discours et en particulier de l'humour.
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- ↑ Par exemple, Antoin Blanc, en 2010, a analysé le discours des producteurs de musique (Les Majors) et celui de la Sacem. Il indique qu'il y a un discours naturalisé présentant comme évident leur rattachement à la propriété intellectuelle, comme s'il s'agissait d'un élément naturel et partagé par tout le monde.
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