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Raymond Aron
Raymond Aron | |||||
Philosophe | |||||
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Dates | 1905 - 1983 | ||||
Tendance | Libéral classique | ||||
Nationalité | France | ||||
Articles internes | Autres articles sur Raymond Aron | ||||
Citation | |||||
Interwikis sur Raymond Aron | |||||
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Raymond Aron, né le 14 mars 1905 et mort le 17 octobre 1983, est un sociologue, politologue et philosophe français. Il est également un théoricien réaliste des relations internationales.
Raymond Aron philosophe
Sa célébrité, très tardive, ne s’est pas étendue à sa pensée philosophique. Pourtant, sa problématique s’est formée dans une ambiance philosophique. C’est à partir de la philosophie que l’œuvre a pris son essor et c’est d’elle qu’elle tire, au-delà de ses avatars, son unité. Le sociologue a trouvé des disciples, le « spectateur engagé » des lecteurs et des amis. Mais l’Introduction à la philosophie de l’histoire et ses annexes postérieures ne sont guère évoquées, malgré l’exception notable de Pierre Manent (« Raymond Aron éducateur », in Commentaire, n°28-29). La nouveauté pour la France de certaines vues, de certains concepts empruntés à la réflexion allemande en a souvent masqué l’intention profonde : un dévoilement de la condition humaine déchirée entre une rationalité limitée mais effective et une altérité essentielle où, fuyante, elle s’obscurcit.
Cette tension tragique fait l’unité d’une quête qui vise d’abord l’expérience des hommes entre eux, soit dans leurs réactions singulières (R. Aron étudiait rarement un acteur ou un auteur sans tracer au moins une esquisse d’idiographie), soit, plus souvent, dans les organisations qui leur confèrent un sens collectif. Ici, la philosophie de l’histoire ne se distingue que par abstraction, pour la commodité de l’exposé. Comme les idées et les faits sont toujours saisis dans leur variété et dans leurs variations, les concepts les plus finement et rigoureusement analysés étonnent par leur fluidité : ainsi, dans Les Étapes de la pensée sociologique, la pensée sociologique elle-même progresse et se dissout à la fois dans une inconsistance lumineuse. Rien de plus contraire à la manie idéologique des Français dans les années 1950. Rien de plus opposé au pathos littéraire que l’auteur, fort sévère sur ce point, démasquait pourtant dans sa thèse.
Ses adversaires ont daubé à l’excès sur son « manque de style ». En fait, si l’on exclut une expression tout à fait en situation, mais malheureuse (du type : « personnellement, je... »), il écrit une langue plus claire et mieux rythmée que celle de ses détracteurs. La rhétorique en est tout à fait absente. On s’étonne qu’une description pathétique, où l’écrivain se met toujours en question en face d’autrui, adopte la froideur du récit d’analyse pure. C’est le ton du spectateur engagé dont le dessein s’exécutera sous une figure paradoxale : dans l’extériorité apparente de livres de sociologie, dans l’actualité publique du journalisme, et en secret tout près de l’auteur en quête d’une liberté fuyante.
Biographie
Berlin, 10 mai 1933. Les livres brûlent. Ce sont des étudiants qui les jettent au feu par milliers. La culture allemande se tord dans les flammes à quelques pas de l'Université, sur la belle avenue Unter der Linden. Silencieux, à l'écart, Raymond Aron assiste à l'autodafé. Cette catastrophe de la pensée lui confirme sa perception du nazisme qui, déjà, porte en lui les germes de la guerre. Voilà quatre ans qu'il réside en Allemagne, et quatre ans qu'il s'est assigné pour tâche d'être un "spectateur engagé ». On le trouve insupportable parce qu'il ne pense jamais comme on s'y attend. Il n'écoute ni les courants de la mode ni les sirènes du pouvoir. Pendant la guerre, à Londres, par exemple. Raymond Aron est patriote, rejeton d'une vieille famille juive alsacienne - un de ses ancêtres a soigné Louis XIV. Il n'a jamais été pacifiste face à l'Allemagne hitlérienne. Il passe en Angleterre dès le 23 juin 1940, s'engage dans les Forces françaises libres. Mais il ne condamne pas la position du maréchal Pétain : l'armistice aura l'avantage, si finalement l'Angleterre gagne, d'éviter à des milliers de soldats les camps de prisonniers. Ses paradoxes déroutent. La guerre n'est pas l'art des nuances. La philosophie, si, toujours. L'approbation inconditionnelle à de Gaulle et le culte de la personnalité déplaisent à Aron. Il garde son sens critique, qu'il a fort développé, et voit chez le Général de l'ambition personnelle. L'expression la plus forte de son antigaullisme reste un article de 1943 intitulé « L'ombre des Bonaparte », où il réfléchit au renouveau politique qui suivra la libération de la France. Il le publie dans la revue qu'il a fondée, qu'il dirige en fait, La France libre. Le philosophe compare la genèse des carrières de Napoléon III et du général Boulanger; et il définit en cinq points la situation favorable au "césarisme populaire". Il pense que la même cristallisation sentimentale et politique peut se produire autour d'un chef sans ascendance glorieuse, nul besoin d'être neveu de Napoléon 1er. Le mythe du héros national naît sur le patriotisme blessé, expose-t-il. L'article ne cite jamais le nom du général de Gaulle mais le lecteur ne peut que faire le parallèle insinué par l'auteur. Aron poursuit son analyse historique jusqu'au XXe siècle, jusqu'aux années vingt en Allemagne, aux années trente en Italie: « Le bonapartisme est donc tout à la fois l'anticipation et la version française du fascisme ». Il insiste: « Le bonapartisme escamote la souveraineté du peuple dont il prétend émaner. » La dernière phrase est pour Napoléon III : « Comme tant de fois dans l'Histoire, l'aventure d'un homme s'acheva en tragédie d'une nation. » Scandale chez les gaullistes.
La tentation politique
Voilà un intellectuel qui n'a pas courtisé le chef pour se faire attribuer une place. Il en est qui ne laisseraient pas passer pareille occasion. Surtout en temps électoraux. En dehors des mouvements de girouettes notoires, il est des tentations politiques respectables. Les plus rugueux des intellectuels peuvent vouloir mettre eux-mêmes leurs réflexions et leur savoir en pratique. Rueff se serait bien vu ministre des Finances. Glucksmann n'aurait pas dédaigné, à la chute du Mur, une ambassade à l'Est. D'autres estiment que leur alacrité de jugement, leur culture, leur intelligence serviraient mieux l'État que la médiocrité de tel ou tel. Raymond Aron aurait-il aimé être ministre? Aurait-il dû l'être? Après tout, il y a eu André Malraux. Ou Léon Blum, écrivain et politicien. François-Régis Bastide, écrivain nommé ambassadeur. Mais Nicolas Machiavel n'a écrit sur la politique qu'après avoir été en charge des affaires de l'État. Il expose au début du Prince : « Comme ceux qui ont à dessiner des pays montagneux se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu'ils veulent lever la carte d'un pays plat, de même, je pense qu'il faut être prince pour bien connaître la nature des peuples, et peuple pour bien connaître celle des princes. » Peut-on paraphraser ? Il se peut que l'intellectuel connaisse bien la nature de la politique parce qu'il l'observe d'une position extérieure. Lorsqu'il sera descendu dans le pays plat ou qu'il aura gravi le pays montagneux, bref, lorsqu'il fera de la politique, il ne pourra plus utiliser son excellente vue et sa pertinente analyse. Il devra pratiquer là les mêmes méthodes que ceux qu'il observait avant, y compris celles qu'il méprise : la ruse, la brutalité, l'audace, le pifomètre, le rêve, l'enthousiasme, la foi, la fidélité et la trahison. Est-il préparé à cela? Certains de ceux qui ont connu Aron sont persuadés qu'il aurait aimé être ministre. Jamais de la vie, répond un proche qui cite Aron: « solliciter un emploi politique, c'est une forme subtile de la modestie, et je n'ai pas cette modestie », ironisait-il devant des politiciens vexés. En fait, Raymond Aron a fait une brève incursion dans la politique réelle, au cabinet de son ami Malraux nommé ministre de l'Information à la Libération. La tâche d'Aron consiste à délivrer des contingents de papier aux journaux qui sollicitent l'autorisation de reparaître. Le philosophe n'éprouve là aucun vertige de puissance. Il lui semble surtout qu'il ne s'agit pas d'un vrai travail, et que de participer à des réunions et donner des coups de téléphone, c'est beaucoup moins dur que de commenter Kant. Opinion qu'il gardera.
« Aron aurait refusé un ministère si on lui en avait proposé un. Mais il n'a pas eu, au contraire de Chateaubriand, la chance qu'on lui propose un ministère à refuser », dit Jean d'Ormesson.
Comprendre son époque
Raymond Aron a décidé autrement de sa vie. Voici la résolution qu'il a prise en 1930, à l'âge de vingt-cinq ans : « Comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible ; me détacher de l'actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur. » Comprendre, connaître, détacher, ce ne sont pas là les termes qui définissent l'action politique, ils conviennent mieux à la philosophie critique. Cette décision jaillit chez Aron d'une méditation sur les bords du Rhin, à Cologne. Il tient toute sa vie cet engagement pris sur les lieux-mêmes du romantisme. Que fait-il là ? Agrégé de philosophie, il commence sa carrière par le séjour initiatique en Allemagne, traditionnel dans sa discipline. Durant un an et demi, il est lecteur à l'Université de Cologne. Il s'adonne à la philo, lit Le Capital. Mais le monde dans lequel il prend place lui offre un champ d'études plus vaste encore et lui administre des leçons qu'il retiendra. La république allemande va, sous ses yeux, basculer vers la dictature nazie. La famille bourgeoise à qui il loue une chambre se montre cordiale, mais déjà marquée par le nationalisme. Au début du séjour d'Aron, les députés hitlériens sont douze. Quelques mois plus tard, les élections en amènent cent sept au Reichstag. Le parti d'Adolf Hitler devient le deuxième du pays. Aron s'installe ensuite à Berlin pour passer deux ans à l'Institut français. Il découvre Husserl et la phénoménologie, lit Clausewitz. La ville est en proie aux manifestations, aux défilés des SA, à la violence. Certains croient le danger écarté quand Hitler échoue à la présidence du Reich, battu par le vieux maréchal Hindenburg. En France, par exemple, Léon Blum respire. Le jeune Aron, lui, voit à peu près juste.
Plongé dans la déliquescence de la culture allemande, Aron comprend l'Histoire qui se fait devant lui. Il écoute les discours, voit la foule perdre la raison, il perçoit ce qu'il nomme « le caractère satanique d'Hitler ». Aspect qui saute aux yeux un demi-siècle plus tard, mais que les contemporains ont mis du temps à discerner. Jean-Paul Sartre succède, à l'Institut français, à son « petit camarade", comme ils l'appellent depuis Normale, mais ne voit rien dans la montée du nazisme. Sartre ne tire aucune leçon politique de son séjour en Allemagne, ne comprend rien à l'Histoire en train de se faire. Aron note en 1932 : « L'Allemagne est devenue à peu près impossible à gouverner de manière démocratique » et il est persuadé que la guerre éclatera. Cette certitude le détache de l'empreinte du pacifisme d'Alain. La génération qui a eu vingt ans après la tuerie de 14-18 adhère facilement à son idéal de paix. La Grande Guerre serait vraiment la der' des der'. Mais l'effet pervers du traité de Versailles, cette humiliation qui transforme un peuple de culture en adeptes fanatisés des discours de Goebbels, offre à Raymond Aron l'occasion de mesurer ses idées politiques à l'effrayante réalité. Les maux que l'on prétend éviter par la guerre sont pires que la guerre elle-même, la fausseté du credo pacifiste lui apparaît.
La vie va fournir au jeune homme l'occasion de progresser encore dans l'art de la critique. Quelque temps avant l'autodafé de 1933, lors d'un séjour en France, on le présente à un sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Aron lui décrit la tragédie allemande. Il lui dépeint l'angoissante fureur nationaliste et annonce la menace de guerre contenue dans l'arrivée d'Hitler au pouvoir. À la fin de son brillant discours, la réponse tombe, polie et enrubannée : « Je vous suis obligé de m'avoir donné tant d'objets de méditation », dit le ministre. Il précise que le président du Conseil, Henriot, « dispose d'une autorité exceptionnelle » et pose la question que Raymond Aron n'oubliera jamais: « Que feriez-vous si vous étiez à sa place ?» Aron forgera de cette interrogation un outil de réflexion. « Le souhaitable est-il possible? » Chez lui, cette inquiétude domine. Là réside peut-être sa différence fondamentale avec Sartre, à la pensée de qui il a tant mesuré la sienne. En cela, au fond, Aron est le plus politique des deux.
L'autre point crucial de la pensée politique d'Aron tient à sa liberté envers les dogmes. Le premier, il développe le concept de « religion séculière », en deux articles parus en 1944 dans La France libre. Athée, il décèle ce que contiennent de religieux les trois grands mouvements païens et antireligieux du siècle : il analyse socialisme, communisme et nazisme comme des « religions de salut collectif ». Aron étudiera encore longuement les totalitarismes, notamment dans L'Opium des intellectuels (1955). Ce livre déclenche la haine des existentialistes et réjouit les gaullistes. Ces mêmes gaullistes si choqués qu'Aron renâcle devant la notion de foi que revêt chez certains l'adhésion à de Gaulle. En matière de haine politique, Aron s'est attiré celle des gaullistes dès 1940, lorsqu'il appartient au cercle des Français libres qui refusent de « penser au pas cadencé", comme l'écrit l'une d'entre eux, la journaliste Renée Gosset. C'est avec un certain Labarthe qu'Aron fonde la revue La France libre, dans laquelle, au début, de Gaulle relit et annote quelques articles. L'audience internationale de la revue croît rapidement, tandis que s'exacerbent à Londres les querelles de personnes. Labarthe, étrange et pittoresque, affiche ses sympathies politiques pour le général Giraud et l'amiral Muselier qui font chacun, un temps, de l'ombre à de Gaulle. Les gaullistes purs et durs reprochent l'amiral et le général à Labarthe, et Labarthe à Aron. Aron publie l'article dont il est question plus haut. Le porte-parole à la BBC du mouvement de la France libre et futur ministre, Maurice Schumann, crie à la « mauvaise action". Schumann, si passionnément gaulliste que le petit cercle des Français libres irrespectueux le surnomme «la Transe combattante ». Un demi-siècle plus tard, questionné en mars 1995 sur Aron, il s'écrie tout d'abord: « Vous savez qu'il n'était pas gaulliste à Londres : il était avec Labarthe ! Et puis il a écrit cet article ! » Après ce préambule, il confie tout le bien qu'il a pensé d'Aron par la suite. Nombreux sont les gaullistes qui n'ont pas pardonné et ont poursuivi Aron de leur haine. Certains lui ont barré la route autant qu'ils l'ont pu tout au long de sa carrière, ce qui l'a dissuadé de se présenter à l'Académie française.
Gaulliste à contretemps
Raymond Aron se reproche de ne pas avoir été assez gaulliste à Londres, de n'avoir pas compris l'ambition historique du Général. Il se jette donc dans le gaullisme dès que possible. L'occasion se présente en 1947, avec la fondation de l'éphémère Rassemblement pour le peuple français (RPF). Aron retourne volontiers sur ses prises de position passées, les pèse et les juge puis adopte une nouvelle ligne pour corriger la précédente. C'est ainsi qu'il va au RPF en compensation de son attitude à Londres, qu'il prend position pour l'indépendance de l'Algérie à cause du silence qu'il se reproche sur la décolonisation de l'Indochine, qu'il écrit Penser la guerre, Clausewitz à cause de ses oublis dans Paix et guerre entre les nations. Attitude à rebours de nombre d'intellectuels, dont Sartre notamment. Sartre ne retourne jamais sur le passé de ses idées, il les jette, elles n'existent plus pour lui.
En 1957, Raymond Aron expose dans une brochure, La Tragédie algérienne, un point de vue que peu des gens qu'il fréquente osent s'avouer à eux-mêmes. Le colonialisme n'a plus bonne conscience, l'empire n'est pas une bonne affaire économiquement parlant, l'intégration n'est plus praticable à cause des différences de croissance démographique. Il écrit que l'indépendance de l'Algérie s'annonce inévitable, et que si l'on ne veut pas intensifier la guerre, il faut bien négocier avec le FLN. Droite et gauche le couvrent d'insultes, François Mauriac l'attaque dans L'Express, tandis que Soustelle le traite de « Mauriac de la sidérurgie". Dans le même temps, Michel Debré proclame le devoir de révolte contre le gouvernement qui laisserait mettre en cause la souveraineté de la France en Algérie. Quatre ans plus tard, lorsque de Gaulle laisse entendre, dans une conférence de presse, que l'abandon de l'Algérie est envisageable, Aron s'amuse devant le sociologue Henri Mendras : « Je vais écrire à Debré: Alors, Michel, c'est la Haute Cour ? » Au lieu de cela, Aron écrit, dans un article intitulé « Adieu au gaullisme »: « Bidault aurait fait jusqu'au bout la guerre pour sauver l'empire français. Le général de Gaulle fait la guerre pour sauver le style de l'abandon. » Le Général laisse tomber : « Il n'a jamais été gaulliste. »
De Gaulle lit assidûment Aron dans Le Figaro. Certains hommes politiques de moindre envergure peinent parfois à comprendre ses articles ardus, tous n'étant pas aussi versés que lui en finances ou en stratégie internationale. Les gaullistes répètent une boutade du Général, proférée au cours d'un déjeuner à l'Élysée, un jour qu'un autre éditorial lui a déplu : « Raymond Aron, journaliste à la Sorbonne et professeur au Figaro. » A propos de Sorbonne, Jean d'Ormesson qui a passé de nombreuses années avec Aron au Figaro dit qu'il était « un universitaire égaré dans le journalisme ». Égaré? S'égare-t-on trente-cinq ans durant ? Dans une note rédigée aux derniers jours de sa vie et où il résume sa carrière, Aron ne mentionne pas le journalisme. Mais, d'autre part, on réédite actuellement en trois épais volumes ses articles de politique internationale. Pour quel autre journaliste a-t-on fait cela, plus de dix ans après sa mort ?
Qui s'y frotte s'y pique
Aron adore la polémique et, à défaut de croix de Lorraine, répète volontiers la devise de la Lorraine : « Qui s'y frotte s'y pique ». Mordant, insolent avec les puissants, il lui arrive souvent d'attaquer le premier. Un jour, le ministre Missoffe (célèbre en 1968 pour ses démêlés avec une autre langue bien pendue, Daniel Cohn-Bendit) conseille Aron, qui se rend au Japon, sur ce qu'il doit dire au Premier ministre japonais. Aron le pulvérise: « Je ne le dirai pas pour deux raisons - premièrement, c'est dans tous les journaux, deuxièmement, c'est idiot. »
« Finalement, je me suis brouillé avec tous les chefs d'État de la IVe et de la Ve République, à part Giscard d'Estaing », constate-t-il un jour (Giscard, ainsi que Raymond Barre, a été l'élève d'Aron). Ils ne sont pas brouillés mais se voient fort peu. Entre eux, une lente incompréhension. Giscard confie à Aron et à quelques généraux qu'il n'arrive pas à se figurer dans quelles circonstances il devrait appuyer sur le bouton de la force de frappe. Le philosophe spécialiste en art militaire, capable de dessiner tous les mouvements de la bataille de Waterloo, s'inquiète : un président peut penser cela, non le dire. Plus tard, c'est le drame des boat people qui fuient le Viêt Nam. Aron, Sartre et Glucksmann demandent des visas supplémentaires pour les réfugiés. Giscard les accorde mais s'enquiert naïvement de la raison qui peut bien pousser ces gens à risquer leur vie en mer de Chine. Aron déplore en sortant de l'Élysée : « Les hommes politiques d'aujourd'hui n'ont pas le sens du tragique. »
Aron et Mendès France : une estime réciproque
D'Ormesson a écrit : « Aron s'étonnait volontiers de n'avoir pas été le Kissinger français. (...) J'aurais été de Gaulle, Pompidou ou Giscard, j'aurais choisi Aron comme conseiller du Prince. » L'homme avait tout pour cela : intelligence analytique, compréhension de l'économie, des relations internationales, de l'Histoire, tout sauf la manière. « De Gaulle trouvait qu'Aron ne le servait pas assez, Aron trouvait que de Gaulle ne le consultait pas », résume aujourd'hui Jean d'Ormesson. « Entre Giscard et lui, c'était le choc des orgueils », se rappelle Glucksmann. Kissinger, intellectuel américain, nommé conseiller puis ministre de plusieurs présidents, négociateur de la paix au Viêt Nam, a été l'élève d'Aron aux États-Unis. « Personne n'a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle, écrit-il. Il fut un critique bienveillant lorsque j'occupais des fonctions officielles. Son approbation m'encourageait, les critiques qu'il m'adressait parfois me freinaient. » Ce qui fait dire à Henri Mendras : « Auprès de Kissinger, Aron a été le conseiller du conseiller du Prince. » Aron trouve, à la fin de sa vie, que la politique a été trop sérieuse et trop tragique, dans sa génération, pour que les amitiés résistent aux divergences dans ce domaine, avec Malraux comme avec Sartre. Pour Malraux, il y avait du sacré dans la politique, c'était de Gaulle ; pour Sartre, il y avait du sacré dans la politique, c'était la gauche. Pour Aron, ce qu'il y a de plus sacré, c'est la « décision raisonnable ».
En 1981, Raymond Aron optait pour Giscard d'Estaing. S'il vivait encore, vers qui irait aujourd'hui sa décision raisonnable ? Dans Le spectateur engagé, livre d'entretiens publié à l'époque, les candidats d'aujourd'hui peuvent piocher quelques phrases et voir à qui les appliquer.
Aron et Marx
Aron va pendant longtemps étudier Marx. Il l'estime mais rejette les interprétations marxistes.[1] Il se qualifie ainsi de « marxien ».
« Je suis arrivé à Tocqueville à partir du marxisme, de la philosophie allemande et de l'observation du monde présent... Je pense presque malgré moi à prendre plus d'intérêt aux mystères du Capital qu'à la prose limpide et triste de la Démocratie en Amérique. Mes conclusions appartiennent à l'école anglaise, ma formation vient de l'école allemande », a-t-il écrit. Tout cela parce que « j'ai lu et relu les livres de Marx depuis 35 ans » (Les étapes de la pensée sociologique, Introduction) »
Informations complémentaires
Citations
- « En politique, les mythes jouent un rôle considérable. »
- « Il faut gagner en politique, ou bien il ne faut pas en faire. »
- « Personne n'a jamais nié la lutte des classes. »
- « Moins l'intelligence adhère au réel, plus elle rêve de révolution. »
- « Pour ma part, la justification qui me paraît la plus forte de la démocratie, ce n’est pas l’efficacité du gouvernement que se donnent les hommes lorsqu’ils se gouvernent eux-mêmes, mais la protection qu’apporte la démocratie contre les excès des gouvernants. »
- « Il ne suffit pas de comprendre pour excuser. Il s’agit de comprendre et d’expliquer. Ça ne signifie pas que l’on ne condamne pas. Mais je n’aime pas jouer la conscience universelle. Je trouve ça indécent. » (Le spectateur engagé, 1981)
- « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entre-tuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? »
- « A la longue, la propagande totalitaire s’épuise. Les militants se lassent de bâtir une cité nouvelle et le repli sur la vie privée refoule peu à peu l’exaltation partisane. » (Les désillusions du progrès, 1965)
- « Aujourd’hui, on est révolutionnaire ou on est antirévolutionnaire. Et si l’on est antirévolutionnaire, on est libéral et démocrate, ainsi que je le suis. » (France Culture, 1975)
- « Nos libertés se définissent à la fois grâce à l’État et contre lui. Les libertés des individus ont été pendant des siècles conçues comme des résistances aux abus de l’État, des limites à sa toute-puissance, mais simultanément, dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, nous attendons de l’État la garantie de certaines de nos libertés (...). La condition, c’est que l’État soit du type démocratique, c’est-à-dire qu’il ne soit pas un État partisan et qu’il ne se confonde ni avec une religion ni avec une idéologie. » (Liberté et égalité, 1978)
- « J’ai eu tendance souvent à penser que l’ignorance et la bêtise sont des facteurs considérables de l’Histoire. Et souvent je dis que le dernier livre que je voudrais écrire vers la fin porterait sur le rôle de la bêtise dans l’Histoire. » (Le spectateur engagé, 1981)
- « Présenter pendant des années et des années le régime stalinien comme un régime de gauche, cela veut dire que les âmes de gauche qui, traditionnellement, se réclament de l’humanisme, de la liberté et du peuple, ont considéré que le régime qui avait supprimé toutes les libertés, mis des millions et des millions de gens dans des camps de concentration, leur paraissait, à elles, faire partie du vague ensemble qu’elles appellent la gauche. » (France Culture, 1975)
Citations sur Raymond Aron
- « Le coup de génie d’Aron (qui lui a valu d’être tellement détesté par la gauche, mais jamais contesté sur le fond) a été d’appliquer au communisme la grille de lecture que Marx déposait sur le phénomène religieux… et de comprendre, par une lecture marxiste du communisme et de ses représentants, que le communisme était lui-même une religion ! (...) La philosophie critique de l’Histoire que développe Raymond Aron et la constance avec laquelle il assume la position paradoxale de « spectateur engagé » (immergé dans l’Histoire qu’il voudrait connaître au-delà de lui-même) guérissent de la tentation de tout savoir comme de la mauvaise foi. » (Raphaël Enthoven, dans le Figaro magazine, 8 février 2019)
Notes et références
- ↑ Cf. cet extrait de l'Introduction à la philosophie politique publié sur catallaxia où il dénonce le millénarisme marxiste
Publications
- Pour une liste détaillée des œuvres de Raymond Aron, voir Raymond Aron (bibliographie)
Littérature secondaire
- 1966, Roy Pierce, "Raymond Aron: The Sociology of Politics", In: Roy Pierce, "Contemporary French Political Thought", Oxford Univ. Press., pp216-249
- 1971,
- Jean-Claude Casanova, Edward Schills, Manes Sperber, dir., "Science et conscience de la société: Mélanges en l'honneur de Raymond Aron", 2 vols, Paris: Calmann-Levy
- Gaston Fessard, "Raymond Aron, philosophe de l'histoire et la politique", In: Jean-Claude Casanova, Edward Schills, Manes Sperber, dir., "Science et conscience de la société: Mélanges en l'honneur de Raymond Aron", Paris: Calmann-Levy
- Bertrand de Jouvenel, "Raymond Aron et l’autonomie de l’ordre politique", In: Jean-Claude Casanova, Edward Schills, Manes Sperber, dir., "Science et conscience de la société: Mélanges en l'honneur de Raymond Aron", Paris: Calmann-Levy, pp233-247
- Kenneth W. Thompson, "Raymond Aron and the Study of International Relations", In: Jean-Claude Casanova, Edward Schills, Manes Sperber, dir., "Science et conscience de la société: Mélanges en l'honneur de Raymond Aron", Paris: Calmann-Levy, pp387-404
- 1975, Ghita Ionescu, "Raymond Aron. A modern classicist", In: Kenneth Minogue, Anthony de Crespigny, dir., "Contemporary Political Philosophers", London: Methuen; New York: Dodd, Mead, pp191-208
- 1976,
- Julien Freund, "Guerre et politique. De Karl von Clausewitz à Raymond Aron", Revue française de sociologie, Vol XVII, n°4, pp643-651
- Ghita lonescu, "Raymond Aron: a modern classicist", In: Anthony de Crespigny, Kenneth Minogue, dir., "Contemporary Political Philosophers", London: Methuen
- 1978, Miriam Bernheim Conant, dir., "Politics and History: Selected Essays by Raymond Aron", New York: Free Press
- 1979, Miriam Bernheim Conant, "Aron, Raymond", In: David L. Sills, dir., "International Encyclopedia of the Social Sciences: Bilgraphical Supplement", Vol 18, New York: Free Press, pp25-29
- 1980, John Chamberlain, A Reviewers Notebook: In Defense of Decadent Europe, Commentaire du livre de Raymond Aron, traduit en anglais, "In Defense of Decadent Europe", The Freeman, Avril, Vol 30, n°4
- 1982, Jean-François Chanlat, Raymond Aron : l’itinéraire d’un sociologue libéral Sociologie et sociétés, Volume 14, numéro 2, octobre 1982, p. 119-133 Les Presses de l'Université de Montréal
- 1983, Stanley Hoffmann, "Raymond Aron et la théorie des relations internationales", Politique étrangère, n°4, pp841-857
- 1984,
- Franciszek Draus, "Raymond Aron et la politique", Revue française de science politique, vol 34, n°6, pp1198-1210
- Óscar Godoy A., "Orden anárquico y proyecto liberal de sociedad global en el pensamiento de Raymond Aron" (Ordre anarchique et projet libéral de la société globale dans la pensée de Raymond Aron), Estudios Públicos, n°16
- Marcel Merle, "Le dernier message de Raymond Aron : système interétatique ou société internationale ?", Revue française de science politique, vol 34, n°6, pp1181-1197
- Melvin Richter, "Raymond Aron as a Political Theorist", Political Theory, vol 12, n°2, pp147-151
- 1986,
- Robert Colquhoun, "Raymond Aron: the Philosopher in History, 1905–1955", London: Sage
- Robert Colquhoun, "Raymond Aron: the Sociologist in Society, 1955–1983", London: Sage
- Emmanuel Terray, "Violence et calcul : Raymond Aron lecteur de Clausewitz", Revue française de science politique, vol 36, n°2, pp248-267
- 1987,
- Stuart L. Campbell, "Raymond Aron during the Interwar Period : From Leftist Pacifism to a Critique of the Left", The South Atlantic Quarterly, vol 86, n°1, pp57-68
- Myrna Chase, "Aron, Raymond (Claude Ferdinand)", Roland Turner, dir., "Thinkers of the twentieth century", Chicago: St. James Press, pp23-26
- 1989,
- Stuart L. Campbell, "Raymond Aron: The Making of a Cold Warrior", The Historian, vol LI, n°4, pp551-573
- Philippe Raynaud, "Raymond Aron et le droit international", Cahiers de philosophie politique et juridique, Université de Caen, n°15, pp115-127
- 1991,
- Georges-Henri Soutou, "Raymond Aron et la guerre froide", Les Cahiers de Saint-Martin, n°3, pp127-136
- Michel Winock, "Au temps de la guerre froide : Raymond Aron et le schisme idéologique", Commentaire, vol 14, n°56, pp741-748
- 1992,
- Georges Canguilhem, Raymond Aron et la philosophie critique de l’histoire, Enquête [En ligne], 7 | 1992, mis en ligne le 09 juillet 2013
- Robert Colquhoun, "Raymond Aron 1905–1983", In: Robert Benewick, Philip Green, dir., "The Routledge Dictionary of Twentieth-Century Political Thinkers", London: Routledge, pp11-12
- Daniel J. Mahoney, "The Liberal Political Science of Raymond Aron", Rowman & Littlefield
- 1995, Stephen Launay, "La pensée politique de Raymond Aron", Paris: Presses universitaires de France
- 1996, Bryan-Paul Frost, "Raymond Aron’s Peace and War, Thirty Years Later", International Journal, Vol 51, Spring, pp339–361
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Liens externes
- (fr)Textes et analyses sur Catallaxia
- (fr)Raymond Aron et le concept de puissance, Analyse de Christian Malis
- (fr)Un résumé de l'Opium des intellectuels, Analyse de Catallaxia
- (fr)Essai sur les libertés
- (fr)Aron face à mai 68, Analyse de Nicolas Baverez
- (fr)Portrait d'un penseur libéral qui échappe aux classifications hâtives, Analyse de Olivier Meuwly
- (fr)Aron, une attitude libérale, Mathieu Laine
- [video]Raymond Aron à propos de son livre "Plaidoyer pour l'Europe décadente" 10 mars 1977, Raymond Aron analyse la crise politique, intellectuelle et morale de l'Europe occidentale
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