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Propriété de soi-même

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La propriété de soi-même est très proche du concept stoïcien de l’oikeiôsis, signifiant l'appropriation de soi par soi. L'oikeiôsis est la faculté que tout être vivant possède et qui vise à se conserver soi-même, que pour tout être vivant l’objet premier qui lui est propre est sa propre constitution et la conscience qu’il a de celle-ci. Toutefois, cette notion philosophique qui nous est parvenue des stoïciens se distingue de la définition libertarienne de propriété de soi-même.

Self-property.jpg

Définition

La propriété de soi-même (self-ownership) désigne pour les libertariens le droit moral exclusif, pour chaque individu, d'être maître de son corps et de régir sa propre vie comme il l'entend. Cependant, tous les libertariens n'adoptent pas ce concept, notamment dans la formulation « propriété de soi-même », qu'ils estiment confuse, préférant celle de « souveraineté individuelle », ou d'autonomie, ou de non-agression.

D'un point de vue historique, on considère que Richard Overton, un des leaders parmi les levellers, affirme le premier le concept de propriété de soi-même (self-propriety), par son pamphlet An arrow against all Tyrants, écrit en 1646. Locke reprend ce principe en 1690 dans son Deuxième traité du gouvernement civil (chap V, 27)[1] :

« Bien que la Terre, et toutes les créatures inférieures soient communes à tous les hommes, cependant chacun d'eux est propriétaire de sa propre personne. Sur elle nul n'a de droit sauf lui-même. »

On peut considérer que le concept se trouve déjà chez Francisco de Vitoria, qui fut amené à défendre les droits des Indiens après la colonisation espagnole au XVIe siècle. Il utilise pour ce faire l'expression latine dominium sui (juridiction ou souveraineté sur soi-même).

Justification

Interprétant littéralement le sens de property chez Locke (terme qui désigne chez lui, non la simple propriété matérielle, mais plus généralement le domaine propre à chacun, délimité par ses actions), les libertariens utilisent donc le terme de propriété de soi-même pour désigner la libre disposition de son corps, de ses composants, ou l'autonomie de la personne. D'autres nient que chacun puisse être propriétaire de son corps, car cela supposerait que l'on puisse se vendre comme une simple chose. Cependant le terme de propriété de soi-même ou propriété de son corps a l'avantage de rendre plus compréhensibles des actions telles que le don ou la vente d'organes, ou des dispositions post-mortuaires - toutes les actions qui de toute façon sont légitimes pour tous les libertariens, puisqu'elles ne lèsent pas autrui.

Comme l'explique Peter Vallentyne, la propriété de soi-même implique ou n'implique pas la propriété de son corps[2]. Tout dépend comment on définit le propriétaire. Les divergences d'opinion à ce sujet sont d'ordre ontologique : « je suis mon corps » est un postulat ontologique ; « je ne suis pas mon corps, mais mon corps m'appartient » en est un autre. Le droit positif considère généralement que le corps est la personne même (d'où découlent l'inaliénabilité du corps humain et l'interdiction de la vente d'organes). Bertrand Lemennicier souligne le manque de fondement philosophique de cette doctrine, qui attribue une personnalité aux organes, tolère le don d'organes mais non leur vente, et essaie à travers la loi de promouvoir une morale qui interdit d'utiliser son corps comme moyen pour atteindre certaines fins. Il considère que la propriété de soi-même légitime la libre disposition de son corps et de ses éléments :

Le droit de propriété sur soi est facilement définissable. Il est souple et peut être décomposé. On peut louer son corps. On peut en vendre certains éléments ou la totalité après décès. On peut le détruire, le transformer etc. Le droit de propriété privée sur soi même est un droit, non une morale.

En fait, parler de propriété de soi-même revient à parler de liberté individuelle ou d'autonomie de la personne, et quelles que soient leurs options ontologiques, les libertariens aboutissent à des conclusions identiques :

Dire qu'une personne est propriétaire de soi-même revient à dire que la façon dont elle décide d'investir, tout au long de sa vie, l'éventail unique de ses ressources personnelles et de ses capacités, est ultimement de son ressort. Tant qu'ils ne mettent pas en danger les droits d'autrui, les propriétaires d'eux-mêmes déterminent de façon ultime le sort de leurs propres affaires. (Lawrence H. White, "Liberal critique of libertarianism", The Encyclopedia of Libertarianism, SAGE Publications, 2008)

À l'objection que la propriété de soi-même est un concept incohérent car il y a identité entre propriétaire et propriété, et qu'un propriétaire ne peut par nature être objet de propriété, Peter Vallentyne répond qu'un agent a le droit de faire usage de sa propre personne de différentes façons, qu'un tel droit constitue une forme de droit de propriété (ce qui justifie par exemple des cas extrêmes tels que l'esclavage volontaire, le suicide ou l'euthanasie à la demande du patient).

Pour Murray Rothbard, la pleine propriété de soi-même est le seul principe compatible avec un code moral qui s'applique à tous, une éthique universelle. Pour Hans-Hermann Hoppe la propriété de soi-même est de nature axiomatique : la nier aboutit à une contradiction performative (celui qui la nie se contredit lui-même, car par cette négation il tente de convaincre son adversaire, lui reconnaissant de ce fait un droit à ne pas être d'accord, et donc la propriété de lui-même[3]). De même, pour François Guillaumat[4], le simple fait d'utiliser son corps pour entreprendre de réfuter la propriété de soi crée une contradiction performative qui réfute la démonstration.

Certains chrétiens sont opposés au concept de propriété de soi, Dieu étant pour eux le seul propriétaire du monde et de ses habitants[5]. L'argumentation de Hoppe n'expliquerait pas selon eux pourquoi les animaux ne pourraient jouir également de la propriété de soi.

Certains philosophes d'inspiration libérale (tels Ruwen Ogien) préfèrent bâtir une éthique sur le principe de non-nuisance plutôt que sur la propriété de soi-même[6].

Objections

Les objections habituelles au concept de propriété de soi-même sont d'ordre philosophique (voir [1]):

  • difficulté à cerner complètement le concept de "soi-même" (cas de l'avortement : le fœtus jouit-il de la propriété de lui-même ? ; un fou jouit-il de la propriété de lui-même ?) ;
  • comme vu plus haut, le concept de propriété de soi-même n'implique pas forcément la propriété de son corps ;
  • le concept de propriété suppose toujours un dualisme sujet/objet entre le propriétaire et l'objet de propriété, dualisme dont ne tient pas compte le concept de propriété de soi-même, qui risque ainsi d'être un oxymore : « il est impossible d'être à la fois une personne et une chose, un propriétaire et une propriété » (Kant, Leçons d'éthique) ; selon Tibor Machan, la propriété de soi-même est pour cette raison une bizarrerie conceptuelle ;
  • le concept de propriété de soi-même risque d'être un argument circulaire : il implique que préexiste un concept de propriété, et en même temps il est utilisé pour justifier ce concept de propriété.

Une solution pour répondre à ces objections est de ramener le principe de propriété de soi-même à l'axiome de non-agression, puisque les implications concrètes de ces deux principes sont les mêmes (de même d'ailleurs que les critiques à leur égard !).

Le proviso de la propriété de soi-même

Ce principe, énoncé par Eric Mack [7], s'énonce ainsi:

Les personnes ne doivent pas utiliser leur propriété personnelle (autre que leur propre personne) de façon à impacter drastiquement d'autres personnes dans la possibilité qu'elles ont d'interagir avec le monde, même si cela s'effectue de façon non coercitive[8]

Ce principe, inspiré du proviso de Locke, est destiné à traiter certains cas particuliers où les individus pourraient en quelque sorte abuser du droit de propriété de soi-même. Par exemple, l'unique habitant d'une île auparavant déserte pourrait refouler un naufragé qui tente d'y aborder ; le propriétaire d'un point d'eau dans le désert pourrait en interdire l'accès. La finalité de ce principe est d'imposer un usage de sa propre propriété qui respecte la propriété de soi-même des autres. Ce principe n'est évidemment pas admis par tous les libertariens[9]. Certains invoquent ce principe comme un argument contre l'avortement volontaire, la propriété de soi-même du fœtus étant, lors de l'avortement, respectée formellement, mais pas réellement[10].

Citations

  • En faisant l'examen introspectif de sa propre conscience, la personne [...] découvre le fait de nature qu'est le contrôle de son esprit sur son corps et ses actions : à savoir le fait de la possession naturelle qu'il exerce sur lui-même. [...] La théorie positive de la liberté se résume alors à analyser quelles sont les relations objectives qu'il est possible de considérer comme des Droits de propriété et, par voie de conséquence, quels sont les actes qui peuvent être jugés comme des violations du Droit. (Murray Rothbard, L'éthique de la liberté)
  • La propriété de soi signifie simplement ceci : chaque individu est propriétaire de (a le contrôle de) son propre corps physique d’être humain. « La nature de l’Homme », expliqua Rothbard, « est une fusion de l’esprit et de la matière. » Chaque corps humain vivant est approprié et contrôlé par un seul esprit et une volonté conscients indépendants (autonomes) : un « moi » ou un ego. En conséquence, tant qu’il est en vie, nous nous référons à un corps humain en tant que persona (plutôt qu’un corpus). (La théorie économique sociale traditionnelle accepte également le concept de propriété de soi, même si qu’implicitement, grâce au fait qu’elle évoque des « maximiseurs » d’utilité individuels distincts.) (Hans-Hermann Hoppe, Murray N. Rothbard : Économie, science et liberté, 2012)
  • La liberté, ô mes frères, commence avec la complète possession de soi-même, avec l'appropriation clairement affirmée de notre corps et de notre esprit. Quelles sont donc les plus lourdes chaînes de l'homme ? Celles qui sont à l'intérieur de sa tête, rivetées dans son crâne par les sermonneurs des siècles passés ou les moralistes du temps présent et qui lui font dire Je dois !, chaque matin lorsqu'il se lève. (Pierre Lance, Le fils de Zarathoustra)
  • Être libre, c'est se posséder soi-même. (Lacordaire)
  • Il est totalement incohérent de vouloir défendre la liberté humaine et d’admettre en même temps que quelqu’un a des droits sur vous et sur vos propriétés, c’est-à-dire sur le produit de vos activités. (Pascal Salin)
  • Les libertariens soutiennent que les agents sont pleinement propriétaires d’eux-mêmes en ce sens qu’ils détiennent sur eux-mêmes tous les droits afférant à la propriété, ces droits étant inconditionnels et péremptoires. [...] Les droits relatifs à la liberté inhérents à la pleine propriété de soi initiale expriment l’idée selon laquelle les autres n’ont initialement rien à redire à l’usage que vous souhaitez faire de votre personne. Initialement, nous n’avons pas besoin de solliciter leur autorisation, ni de prendre en compte leurs intérêts, pour faire un usage légitime de notre personne en tant que telle – mais il va de soi que l’obtention de cette autorisation est requise si nous entendons faire usage de ressources qui leur appartiennent. (Peter Vallentyne, Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale, article "libertarisme", PUF)

Informations complémentaires

Notes et références

  1. (Though the Earth, and all inferior Creatures be common to all Men, yet every Man has a Property in his own Person. This no Body has any Right to but himself.)
  2. Voir Self-Ownership, de Peter Vallentyne
  3. Les objections à ce genre de raisonnement sont les suivantes (voir self-ownership). D'abord, il se pourrait que l'opposant à la propriété de soi-même use de la persuasion envers le partisan de la propriété de soi-même (plutôt que la violence) en raison d'une interdiction légale d'user de la violence (ce faisant, on ne peut donc affirmer ni qu'il est propriétaire de lui-même ni qu'il suppose que son adversaire l'est). D'autre part, la propriété de soi-même ne relève pas forcément du tout ou rien : une personne pourrait être souveraine dans ses opinions, mais pas pour certaines actions ; un partisan de l'interdiction de l'usage de la drogue est contre l'absolue propriété de soi-même, mais pas forcément en faveur de la subordination complète.
  4. Qui est le propriétaire de mon corps ?
  5. Selon Psaumes, 24:1 : « La terre et ses richesses appartiennent à l'Éternel, l'univers est à lui avec ceux qui l'habitent », voir aussi Property Rights and Externality: The Ethics of the Austrian School
  6. Voir Ruwen Ogien : interview inédite
  7. (The Self-Ownership Proviso: A New and Improved Lockean Proviso, Social Philosophy and Policy 12, no.1, Winter 1995)
  8. The SOP requires that persons not deploy their legitimate holdings, i.e., their extra-personal property, in ways that severely, albeit noninvasively, disable any person’s world-interactive powers.
  9. Voir There is no such thing as an injust initial acquisition
  10. Voir self-ownership, abortion, and the rights of children: toward a more conservative libertarianism

Bibliographie

  • 1986, G. A. Cohen, "Self-Ownership, World Ownership, and Equality I.", In: Frank Lucash, dir., "Justice and Equality Here and Now", Ithaca: Cornell University Press
  • 1995, G. A. Cohen, "Self-Ownership, Freedom and Equality", Cambridge: Cambridge University Press
  • 1998,
    • George G. Brenkert, "Self-Ownership, Freedom, and Autonomy", The Journal of Ethics, Vol 2, n°1, pp27-55
    • Jan Narveson, "Libertarianism vs. Marxism: Reflections on G. A. Cohen’s Self-Ownership", Freedom and Equality, The Journal of Ethics, Vol 2, n°1, pp1–26
  • 2022, Daniel C. Russell, "Self-Ownership", In: Benjamin Ferguson, Matt Zwolinski, dir., "The Routledge Companion to Libertarianism", London and New York: Routledge, pp105-119

Voir aussi

Liens externes


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