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Penser la Révolution française
Penser la Révolution française | |
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Auteur : François Furet | |
Genre | |
histoire | |
Année de parution | |
1978 | |
S'élevant contre l'interprétation "jacobine" de l'événement, longtemps dominante, l'historien propose une interprétation qui repose sur l'autonomie du politique par rapport au social. Dans sa polémique contre l'historiographie sociale et marxisante, l'historien fait appel aux historiens du XIXe siècle, en s'appuyant sur les œuvres de Tocqueville et de Cochin. La Révolution française est alors interprétée à la fois comme le produit de l'Ancien Régime et comme l'avènement de notre civilisation. | |
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Penser la Révolution française est un livre de François Furet publié en 1978. Il comporte deux parties, qui correspondent à deux périodes distinctes de sa composition, et dont l’ordre de présentation inverse l’ordre chronologique dans lequel elles ont été écrites. La deuxième partie est constituée de trois chapitres indépendants dont deux sont la reprise parfois enrichie d'articles publiés en 1971 : le catéchisme révolutionnaire et Tocqueville et le problème de la Révolution française. Le dernier chapitre est consacré au plus méconnu des historiens de la Révolution, Augustin Cochin : la théorie du jacobinisme.
La première partie est divisée en chapitres sans titres. Les sous-titres ajoutées ici pour la commodité de la lecture ne sont donc pas de l'auteur.
Première partie : la Révolution française est terminée
I. La Révolution terminée ?
Comme les grandes invasions avaient constitué le mythe de la société nobiliaire, le grand récit de ses origines, 1789 est la date de naissance, l’année 0 du monde nouveau, fondé sur l’égalité. 1789 est la clé de l’amont et de l’aval. Il les sépare, donc les définit, donc les « explique ». Pour les mêmes raisons qui font que l’Ancien Régime a une fin mais pas de naissance, la Révolution a une naissance, mais pas de fin. L’histoire tout entière du XIXe siècle français peut être considérée comme l’histoire d’une lutte entre la Révolution et la Restauration. Avec la défaite du fascisme, le discours de droite comme celui de gauche célèbrent aujourd’hui la liberté et l’égalité. C’est que le débat politique s’est déplacé d’une Révolution à l’autre, celle qui est à venir. Le XIXe siècle avait cru à la République. Le XXe siècle croit à la Révolution. Pour les socialistes de la fin du XIXe siècle, 1789 fonde non pas un état stable mais un mouvement dont la logique est celle du dépassement de la démocratie politique. Une nouvelle révolution, socialiste, devait accomplir la promesse de 1789. Avec 1917, la Révolution française est devenue la mère d’un événement réel.
Avec la fondation de la République sur le suffrage populaire, la Révolution française est enfin « terminée » mais le consensus républicain est un consensus conservateur. Il est clair que la Révolution est beaucoup plus que la République. L’inventaire de l’héritage jacobin se double d’un discours implicite pour ou contre le bolchevisme, et transfère sur le communisme et l’anticommunisme les passions précédemment mobilisées par le Roi de France et la République. Pour Georges Lefebvre, la Révolution paysanne est anticapitaliste (donc à ses yeux tournée vers le passé). Il juxtapose une analyse du problème paysan et une tradition (en contradiction avec son analyse) qui voit la Révolution comme une rupture. Le plus grand historien universitaire de la Révolution n’a comme vision synthétique que les convictions d’un militant de gauche. La Révolution permet toutes les recherches de filiation. Le phénomène stalinien s’est enraciné dans une tradition jacobine simplement déplacée avec la double idée d’un commencement de l’histoire et d’une nation-pilote réinvestie sur le phénomène soviétique. Produit d’une rencontre confuse entre bolchevisme et jacobinisme, le marxisme cherche à enraciner dans les progrès du capitalisme la lente promotion du tiers état.
Pour Tocqueville, l’Amérique n’est pas l’enfance mais l’avenir de l’Europe. La Révolution, loin de constituer une rupture, parachève l’œuvre de la monarchie. Elle n’est qu’une accélération de l’évolution antérieure. Si Michelet fait revivre la Révolution de l’intérieur, Tocqueville ne cesse d’interroger l’écart entre les intentions des acteurs et le rôle historique qu’ils jouent. Il y a un gouffre entre le bilan de la Révolution et les intentions des révolutionnaires. S’il n’y avait dans le discours de la rupture que l’illusion du changement ?
II. Une rupture ?
Le postulat de la nécessité de « ce qui a eu lieu » en recouvre un deuxième, celui de la rupture chronologique absolue. Avant c’était le règne de l’absolutisme et de la noblesse. Après, la liberté et la bourgeoisie. D’un côté une monarchie stupide et une noblesse égoïste, de l’autre le reste de la société civile. Rien ne résiste à l’examen : ni les confusions entre État monarchique et noblesse, noblesse et féodalité, bourgeoisie et capitalisme.
De ce que la Révolution a des causes, il ne s’ensuit pas que son histoire tient tout entière dans ces causes. L’événement révolutionnaire, du jour où il éclate, transforme de fond en comble la situation antérieure. La vulgate marxiste situe la rupture révolutionnaire au niveau économique et social, alors que rien ne ressemble plus à la société française sous Louis XVI que la société française sous Louis-Philippe. Ni le capitalisme ni la bourgeoisie n’ont eu besoin de révolutions au XIXe siècle. En 1789, une crise économique se juxtapose à la crise politique ouverte depuis 1787. Dès 1789, la conscience révolutionnaire est cette illusion de vaincre un État qui déjà n’existe plus. Ce que les Français inaugurent à la fin du XVIIIe siècle, c’est la politique démocratique comme idéologie nationale : le « peuple » pour instaurer la liberté et l’égalité doit briser la résistance de ses ennemis.
III. Le pouvoir et la Nation
Qu’est-ce qui intéresse Cochin ? La rupture révolutionnaire. Il s’agit de penser le jacobinisme au lieu de le revivre. La conviction jacobine est fondée sur la réalisation imminente des valeurs dans et par l’action politique. Le peuple est érigé en même temps en légitimité suprême et en acteur imaginaire unique de la Révolution. La vigilance populaire est la contrepartie du complot aristocratique. Mais quel groupe est dépositaire de la parole du peuple ?
La volonté générale ne peut être pensée que par rapport à une atomisation préalable du corps social de façon qu’en lui obéissant, chaque individu n’obéisse qu’à lui-même. La nation est le cadre de l’histoire et du contrat social : elle est dépositaire du contrat des origines. La nation est l’ensemble homogène et unanime de citoyens qui ont récupéré leurs droits. Le roi est le chef de la nation mais il tire son autorité du consentement de celle-ci. Entre le roi et la nation, la noblesse et le clergé sont des corps intermédiaires qui sont partie prenante par la fonction de représentation des corps traditionnels du royaume (Boulainvilliers) ou bien ils sont vus comme autant d’écrans entre le roi et la nation dont ils usurpent les fonctions (Mably). L’image du pouvoir véhiculé par les écrits de la fin de l’Ancien Régime, à travers le couple roi-nation, est une image du pouvoir absolu.
La société française du XVIIIe siècle est à la recherche de mandataires. Les Parlements n’arrivent pas à faire illusion sur leur caractère représentatif. Les philosophes et les hommes de lettres sont d’autres porte-parole qui ont tendance à substituer le droit au fait. La monarchie est au sommet d’une ensemble hiérarchique de corps et de communautés : à la fin de son existence, elle s'accroche à une image de la société qu’elle n’a cessé de détruire. Les cafés, les salons et les loges sont des produits de la société émancipés du pouvoir : ils sont les centres nouveaux de la sociabilité démocratique. Ce circuit de sociabilité constitue une image substitutive du pouvoir calqué sur le pouvoir absolu des rois au profit du peuple. Le pouvoir monarchique est un pouvoir faible mais il est absolu dans la mesure où il se pense comme sans partage. C’est dans la tentative de refaire un pouvoir sans partage avec une société sans contradictions que se constituera la conscience révolutionnaire.
Le personnel de la Révolution sort des élections de 1789, mais le langage de la Révolution n’est pas encore dans les Cahiers de doléances. Les Cahiers ne parlent pas la langue de la démocratie mais celle des légistes de l’Ancien Régime. La plus unanime des revendications est celle du contrôle des impôts au nom d’une Constitution qu’il s’agit moins d’instaurer que de rétablir. L’idéologie révolutionnaire naît dans les batailles de l’élection. Qu’est ce que le Tiers État ? (Sieyès) est à la fois un discours de l’exclusion et un discours de l’origine, fondant la nation contre la noblesse. La monarchie absolue meurt en 1787 avec les assemblées provinciales. Les capitulations de Louis XVI dans l’été 1788 créent une vacance globale du pouvoir. Les événements de 1789 sortent clairement du cadre de l’ancienne légitimité. La Révolution est cette dénivellation qui s’est creusée entre le langage des Cahiers et celui de l’Ami du peuple, que séparent seulement quelques mois.
IV. La vacance du pouvoir
Il y a une instabilité essentielle de la politique révolutionnaire. Les hommes et les groupes passent leur temps à vouloir « arrêter » la Révolution, mais chacun à son profit, à sa date, et contre le voisin. Le pouvoir apparaît à tous comme vacant. C’est le peuple qui est le pouvoir. Devenue pouvoir, l’opinion doit ne faire qu’un avec le peuple. La représentation est exclue ou perpétuellement surveillée. La Révolution tient tout pouvoir exécutif pour corrompu et corrupteur par nature, puisque séparé du peuple. L’activité révolutionnaire par excellence tient dans la production de la parole maximaliste, par l’intermédiaire d’assemblées unanimes mythiquement investies de la volonté générale. La période qui va de mai 1789 au 9 thermidor 1794 n’est pas le conflit entre la Révolution et la Contre-Révolution mais la lutte entre les représentants des Assemblées et les militants des clubs pour occuper cette position symbolique, la volonté du peuple. Cette dichotomie n’est pas une opposition sociale bourgeoisie/peuple. Les Assemblées incarnent la légitimité représentative combattue par la démocratie directe (journées, journaux, clubs, assemblées diverses).
La Révolution n’a pas de limitations objectives mais seulement des adversaires. Le complot aristocratique figure pour la Révolution le seul adversaire qui soit à sa mesure : abstrait, omniprésent, matriciel, comme elle mais caché, alors qu’elle est publique, pervers, alors qu’elle est bonne. Il en est le négatif, l’envers. L’aristocratie c’est l’envers de l’égalité, comme le complot est un pouvoir inverse de celui du peuple. La nation se constitue, par l’action des patriotes, contre ses adversaires. C’est en fonction de son obstination à dénoncer le complot des aristocrates que le pouvoir peut gouverner légitimement. Le magistère de la communication est l’essentiel du pouvoir lui-même. Il y a entre la Révolution et Robespierre comme un mystère de connivence : il est la Révolution au pouvoir. La Révolution meurt avec lui en thermidor. Après Thermidor, le thème du complot sert à justifier le comportement d’une classe dirigeante et ouvre la voie à l’idéologie contre-révolutionnaire du complot révolutionnaire. Le 9 thermidor est la victoire de la légitimité représentative sur la légitimité révolutionnaire. Robespierre croît tout ce qu’il dit et exprime tout ce qu’il dit dans le langage de la Révolution. Il n’y a chez lui aucune distance entre la lutte pour le pouvoir et la lutte pour les intérêts du peuple. Il identifie la souveraineté du peuple à celle de la Convention, syncrétisme entre les deux légitimités démocratiques. Il est le peuple aux Jacobins, le peuple à la Convention. Ce qui fait de Robespierre une figure immortelle c’est que la Révolution parle à travers lui son discours le plus tragique et le plus pur.
V. Radicaliser la Révolution
Faire de la Révolution la réponse à un crescendo de périls qui la menacent, expliquer sa radicalisation par les intrigues de ses ennemis c’est passer à côté du problème posé. Toutes les situations d’extrême péril national ne portent pas les peuples à la Terreur nationale. La Terreur fait partie de l’idéologie révolutionnaire. Il n’y a pas de circonstances révolutionnaires, il y a une Révolution qui se nourrit des circonstances. La guerre n’est inscrite ni dans les intérêts « bourgeois » côté français ni dans un système contre-révolutionnaire des rois. Les Girondins sont convaincus que la guerre est la condition de leur pouvoir. Les Jacobins souhaitent radicaliser la Révolution. Hommes et groupes ont en vue la conquête, la conservation ou la reconquête du pouvoir. La dialectique du peuple et du complot existe dès l’été 1789, quand la contre-révolution est dans les limbes. Elle s’épanouit au printemps 1794 en plein redressement militaire, alors que la Vendée a été écrasée. Radicaliser la Révolution c’est la rendre conforme à son discours.
Au 9 Thermidor, le crime a changé de camp. Après avoir été la Révolution, la Terreur devient le résultat d’un complot ou le moyen d’une tyrannie. Les thermidoriens ont arraché le pouvoir à Robespierre en détruisant son levier : l’égalité par la guillotine ; ils ne peuvent conserver le leur qu’au prix d’un déplacement de l’investissement : l’égalité par la croisade. La guerre est restée le dernier critère de la fidélité à la Révolution. La première guerre démocratique est sans autre fin que la victoire ou la défaite totale.
VI. Culture égalitaire et renforcement de l’État
Le 9 Thermidor met fin à la Révolution de Cochin mais laisse apparaître la Révolution de Tocqueville. Ce n’est pas la participation (inexistante) des masses au gouvernement de la République qui disparaît. C’est la substitution d’un type de pouvoir à un autre type de pouvoir. Après la chute de Robespierre, la Révolution n’ a plus de légitimité ; elle n’a qu’une légalité. L’idéologie révolutionnaire a cessé de constituer à la fois le pouvoir politique et la société civile. La rupture révèle non pas une réaction mais une autre Révolution cachée : la Révolution des intérêts, la volonté de conserver ou défendre les avantages acquis. La société a recouvré son autonomie par rapport au politique. Le pouvoir thermidorien n’a plus ni la force de la Révolution ni celle de la loi. Le bilan de la Révolution est principalement politique et culturel : le renforcement de l’État centralisé, débarrassé des obstacles. La démocratie est une culture égalitaire bien plus qu’un état de société ; cette culture doit son extension sociale au développement de la monarchie absolue, qui a détruit et figé au même temps les hiérarchies traditionnelles. Avec Bonaparte, la Révolution est terminée puisque la France réconcilie ses deux histoires.
Deuxième partie : trois histoires possibles de la Révolution française
I. Le catéchisme révolutionnaire
À partir de 1917, la Révolution française est devenue la mère d’un événement réel. Les bolcheviks russes n’ont pas cessé d’avoir présent à l’esprit l’exemple de la Révolution et tout particulièrement de sa période jacobine. L’historiographie de la Révolution a été majoritairement de gauche. En transférant la curiosité de 1789 à 1793, elle a eu des conséquences positives : l’étude du rôle des classes populaires urbaines. Mais aussi des conséquences négatives. D’abord, la recherche de précédents justificateurs de l’histoire révolutionnaire et post-révolutionnaire russe. Second cheminement : un marxisme simplificateur, schéma linéaire de l’histoire où la Révolution permet le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste. 1793 annonce les libérations à venir. L’historien est moins marxiste que néo-jacobin, intoxiqué par l’idée d’une nation investie du rôle d’éclaireur de l’humanité. Ainsi survit, à la fois comme héritage, comme présent et comme avenir, l’alternative révolution/contre-révolution que ces historiens (Jean Jaurès, Albert Mathiez, Georges Lefebvre, Albert Soboul) sont chargés de raconter. Toute autre histoire de la Révolution qui essaye d’échapper à ce mécanisme d’identification est nécessairement contre-révolutionnaire, voire antinationale.
II. Tocqueville et le problème de la Révolution française
Il cherche le sens de son présent, d’abord dans l’espace (les États-Unis) puis dans le temps (la Révolution).
La noblesse est une caste et non une aristocratie coupée du pouvoir royal d’où l’anachronisme des privilèges. Le tiers état est une portion de l’aristocratie révoltée contre l’autre. Le principe aristocratique disparaît dans les esprits : à la « démocratie imaginaire » des esprits se joint une démocratie réelle de la richesse. Toute société aristocratique tend au gouvernement local, toute société démocratique tend au gouvernement centralisé. Guizot cherche dans l’histoire de France la marche vers une société, c'est-à-dire un ensemble social organisé. La féodalité est la première forme de société organisée en France, mais à peine la féodalité est grande qu’on voit naître et grandir dans son sein la monarchie et la liberté. En Angleterre, royauté et féodalité naquirent ensemble. Ainsi, selon Guizot, la féodalité n’a pas créé d’aristocratie, le mouvement des communes pas de démocratie, et la monarchie absolue est le résultat d’une double impuissance. La Révolution crée la démocratie, c'est-à-dire une société et des institutions libres et égalitaires. La dialectique fondamentale est celle des rapports entre la société et les institutions, entre l’état social et le gouvernement. Deux groupes rivaux sont porteurs potentiels de deux systèmes de valeurs, l’aristocratie et la démocratie. Guizot pense que l’aristocratie est un obstacle à la liberté, alors que Tocqueville y voit la fondatrice et le rempart durable de la liberté.
L’histoire selon Tocqueville est un examen de certains problèmes pour une explication et une interprétation de la Révolution. La première partie de l’Ancien Régime et la Révolution définit la signification essentielle de la Révolution : la substitution d’institutions égalitaires aux anciennes institutions « féodales », à la fois dans l’ordre social et dans l’ordre politique.
Les causes à long terme sont tout d’abord la question des droits féodaux : odieux non par leur dureté mais parce que le paysan français était déjà un propriétaire indépendant de son seigneur. La dialectique continuité dans les faits, rupture dans les esprits marque la Révolution. Le grand fait central est le développement de la puissance publique et de la centralisation administrative. En haut, extraordinaire minutie, en bas, inobéissance chronique. L’État-providence n’existe pas encore dans les faits mais déjà dans les esprits. Longtemps persuadé de la primauté du social par rapport au politique, Tocqueville subit l’expérience des années 1848-1851. Il est difficile d’expliquer par le même état de la société les institutions politiques aussi différentes que la Monarchie de Juillet, la Seconde République ou le despotisme de Louis-Napoléon. La liberté politique n’est pas forcément liée à la présence de classes supérieures, d’une aristocratie. Ce qui est décisif est la tradition et la pratique politico-administrative. La société française était devenue trop démocratique pour ce qu’elle conservait de nobiliaire, et trop nobiliaire pour ce qu’elle avait de démocratique. La corrélation pouvoir/richesse, au niveau des groupes sociaux, est aussi incertaine chez Tocqueville que chez Marx. La noblesse française n’a jamais été cette « aristocratie » rêvée par Tocqueville, mais elle n’a cessé d’être ouverte à la promotion roturière. Toute l’analyse sociologique de Tocqueville tourne autour d’une dialectique aristocratie/noblesse or il n’a de l’histoire de la noblesse qu’une vue à la fois banale et légendaire.
Les causes à court terme sont le sujet du livre III. En détruisant l’aristocratie, la monarchie a constitué les écrivains en substituts imaginaires d’une classe dirigeante. La Révolution frappe un pays prospère. Les réformes accélèrent la désagrégation de la société. La formation de l’État démocratique centralisé est le sens même de la Révolution, mais c’est aussi le sens de l’Ancien Régime. La Révolution croit l’avoir inventé : les périodes révolutionnaires sont par excellence les périodes obscures de l’histoire où le voile de l’idéologie cache au maximum le sens profond des événements. Mais si la Révolution couronne et achève l’œuvre de l’Ancien Régime, pourquoi 1830, pourquoi 1848 ? D’où sa deuxième ligne de recherche, la Révolution est une transformation rapide des mœurs et des mentalités. Tocqueville n’a pas clairement résolu le problème : élaborer une théorie de la dynamique révolutionnaire.
III. Augustin Cochin : la théorie du jacobinisme
Aulard et Mathiez partagent cette conviction que le récit se suffit à lui-même, ignorant et détestant toute distance entre le vécu des comportements humains et leur interprétation. La thèse du complot maçon appartient à la tradition historiographique de droite. Or, l’interprétation historique en termes de complot paraît superficielle et plate à Cochin. En fait, il rejette toute histoire « psychologique » écrite à parti des intentions conscientes des acteurs. On ne peut rendre compte de la nature du jacobinisme à partir d’une psychologie de l’individu jacobin. La thèse des « circonstances » est de même nature que celle du complot : la Terreur y apparaît comme une réponse organisée au complot. Comme Marx, il pense que les hommes qui font l’histoire ne savent pas l’histoire qu’ils font. L’illusion consiste à prendre les représentations des acteurs pour des éléments explicatifs alors qu’elles sont ce qu’il faut expliquer. « Le salut public est la fiction nécessaire, dans la démocratie, comme le droit divin sous un régime d’autorité. » Cochin veut comprendre le mouvement révolutionnaire, sa dynamique intérieure. Il déteste le jacobinisme et il essaie de le penser. Le jacobinisme n’est pas un complot ou la réponse politique à une conjoncture : c’est un type de société. Il est la forme achevée de la « société de pensée ». Ses membres doivent se dépouiller de toute particularité concrète et leur existence sociale réelle. La société de pensée est caractérisée par le seul rapport aux idées. La démocratie est un système politique fondé sur l’égalité abstraite des individus. Le but de la société de pensée est de dégager un consensus : c’est un instrument qui sert à fabriquer de l’opinion unanime. Dans le type « corporatif », le pouvoir s’adresse à une nation constituée en « corps » et la politique n’est que l’extension de l’activité de la société en tant que telle. Dans le type démocratique, le pouvoir prend l’avis d’un peuple d’électeurs et la société se constitue en société abstraite d’où l’invention d’une réalité nouvelle, la politique confiée à des spécialistes, les politiciens.
Les sociétés de pensée dressent un modèle de démocratie pure et non pas représentative : c’est la volonté de la collectivité qui, à tout instant, fait la loi. Le gouvernement du peuple par lui-même étant techniquement impossible, il lui est substitué des sociétés permanentes de discussion. Le culte du Social est le produit naturel de la démocratie. La tendance profonde du jacobinisme est donc la démocratie pure constamment soumise au contrôle direct des citoyens. L’envers de l’idéologie c’est la toute-puissance de la machine, oligarchie anonyme d’hommes interchangeables, moins des leaders que des produits jacobins. La société de pensée ne pense pas, elle parle. Plus qu’une action, la Révolution est ainsi un langage. L’idéologie parle à travers les chefs jacobins plus qu’ils ne parlent à travers elle. La démocratie pure va du pouvoir intellectuel au pouvoir politique par l’intermédiaire des sociétés, ce mouvement constitue pour Cochin la Révolution française. Le jacobinisme, sous la fiction du « Peuple » se substitue à la fois à la société civile et à l’État.
Dans les élections de 1789 s’affrontent deux principes : la consultation traditionnelle des « états » ou le vote démocratique des électeurs, la domination des notables ou celle des politiciens. Les assemblées votent, donc doivent diviser leurs voix, mais en même temps elles rédigent un cahier, donc doivent les réunir. Elles choisissent des députés, mais il n’y a pas de candidats. Faute que la « nation » parle, il faut que quelqu’un parle pour elle : les corps et les communautés de l’ancienne société sont hors jeu. C’est le parti patriote qui va accaparer la représentation du corps social. Les épurations révolutionnaires sont faites au nom de l’égalité, contre la noblesse, incarnation de l’inégalité, mécanisme qui sera à l’œuvre jusqu’en 1794 et qui liquidera successivement toutes les équipes successives de la Révolution. À partir de la maçonnerie, l’ esprit de société s’est substitué à l’esprit de corps : il a répandu l’idéologie de la volonté du peuple, la religion du consensus. Si la société qui devrait être bonne est mauvaise, c’est que des institutions, des forces sociales s’opposent artificiellement au bien. Il faut donc les définir, les combattre et les exclure. Une idéologie égalitaire est manipulée comme une permanente surenchère par des groupes sans mandat. Reposant sur la démocratie directe, le pouvoir révolutionnaire, anonyme, instable, est condamnée par sa nature idéologique à l’exclusion périodique et à la fuite en avant. « Serf sous le roi en 1789, libre sous la loi en 1791, le peuple passe maître en 1793 et, gouvernant lui-même, supprime les libertés publiques qui n’étaient que des garanties à son usage contre ceux qui gouvernaient. Si le droit de vote est suspendu, c’est qu’il règne ; le droit de défense, c’est qu’il juge ; la liberté de presse, c’est qu’il écrit ; la liberté d’opinion, c’est qu’il parle. »
L’analyse de Cochin simplifie à l’excès le tissu politique de la Révolution, ignorant l’élaboration de l’autre légitimité politique, celle du régime représentatif. Si on pense avec Sieyès, que la volonté du peuple peut être représentée, la sphère du pouvoir, multiple et décentralisée, est distincte de la société civile. Si on pense avec Rousseau que la souveraineté du peuple est inaliénable, on condamne tout système représentatif. De même, la « philosophie » fleurit partout en Europe et il n’y a qu’en France qu’elle a nourri le jacobinisme. Le Robespierre de Cochin est moins l’héritier des Lumières que le produit d’un système : le jacobinisme. Par là, Cochin pense la Révolution française dans son mystère central, qui est l’origine de la démocratie.
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