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Le trafic automobile
Les adversaires des conceptions libertariennes ont souvent pris prétexte du domaine de la circulation automobile pour argumenter du côté illusoire d'une vie sociale sans règles ni loi, donc de la nécessité de l'interventionnisme étatique, dans le domaine de la circulation automobile. Pourtant, certaines approches comme la notion de la Route nue ou de l'espace partagé montreraient le contraire. De même, les idées conçues sur l'émergence d'un ordre spontané dans la circulation routière viennent confirmer l'inanité de la planification interventionniste du trafic routier.
La sécurité réglementaire au mépris de la responsabilité individuelle et collective de la sécurité routière
La contre-attaque des libertariens s'appuie sur les externalités négatives (les effets pervers) de l'interventionnisme étatique en matière de circulation routière. En premier lieu, les codes de la route infantilisent les personnes. En second lieu, l'interventionnisme aboutit à des résultats inverses à ceux recherchés, c'est-à-dire qu'il aggrave le nombre d'accidents, parfois des accidents mortels, à cause de l'instauration d'un nombre trop important de panneaux de signalisation[1].
Des essais sur le terrain menés par des techniciens, comme ceux de Hans Monderman aux Pays-Bas, chargés de la régulation du trafic automobile[2], ont démontré que qu'en supprimant le nombre de panneaux dans un village, le nombre d'accidents diminuait, que ce soit des collisions de voiture à voiture ou des collisions entre voiture et piéton. La conclusion est que les automobilistes font plus attention et adaptent eux-mêmes leur vitesse, alors que si on met un panneau de limitation de vitesse, ils ont tendance à se caler sur la vitesse maximale autorisée, et cela quelles que soient les conditions du trafic routier. L'idée est que les infrastructures traditionnelles de sécurité routière (panneaux, feux, barrières métalliques, bordures de trottoirs, signalisation horizontale, ralentisseurs, etc.) et les stabilisateurs du trafic (ralentisseurs, panneaux d'avertissements, bornes, feux clignotants...), non seulement sont souvent inutiles, mais peuvent mettre en danger ceux qu'elles sont censées protéger.
Du fait du comportement puéril et irresponsable de certains usagers de la route, l'ensemble de la population est considéré comme idiot ou immature ; il en découle que le management de l'autorité routière sur tous les usagers est paternaliste et punitif.
L'aspect pléthorique de la signalisation routière rend l'information gênante, redondante, voire pléonastique : « Voyez-vous ce pont là-bas ? Alors, pourquoi vous faut-il un panneau pour vous le signaler ? » plaisantait Hans Monderman, le combattant de la signalisation routière. Derrière cette boutade, le technicien voulait signifier que les ingénieurs des Ponts et Chaussées se trompaient sur la qualité d'information à fournir aux usagers de la route. Les informations explicites ont une faible valeur positive, et quelquefois, elles peuvent dégager une valeur négative.
Le rôle des ingénieurs des Ponts et Chaussées est un rôle d'entrepreneur innovateur, sans doute une fonction contre-nature et différente de leur formation initiale[3]. Cependant, des bons exemples existent. Hans Monderman a transformé la ville provinciale de Drachten, aux Pays-Bas, en 2001. Il a supprimé non seulement les feux, mais pratiquement tous les autres moyens de régulation du trafic dits encombrants : poteaux, feux tricolores, îlots, flèches de sens obligatoire... Il a remplacé les ronds-points et les fontaines massives par des places-points symbolisées au centre par un rond de gazon discret surélevé légèrement au centre. Cet avantage esthétique et de fluidité de la circulation ne s'effectue pas au détriment de la sécurité[4].
Au lieu d'apporter clarté et différenciation, Hans Monderman semblait créer un désordre et une ambiguïté dans la circulation routière. En réalité, dans l'incertitude sur l'espace qui leur était imparti, les automobilistes devenaient plus conciliants et urbains. Plutôt que de donner aux automobilistes une obligation de comportement[5], il avait suggéré aux automobilistes, de façon abstraite, la ligne de conduite à adopter grâce au réaménagement de la route. Il ne modifiait pas le comportement des automobilistes, au sens strict. Il les mettait en situation d'agir selon des règles simples de comportement en harmonie et de respect d'autrui. Auparavant, la grande route nationale ressemblait à une voie de circulation de grande vitesse traversant une ville anonyme. Après l'intervention de Hans Monderman, la route expresse est devenue une petite route d'un village pittoresque et accueillant. Dans le village, les automobilistes se comportent comme des individus appartenant au monde des relations de proximité, tandis que sur la grande route, ils prennent des attitudes du monde de la vitesse sur des voies standardisées et homogènes, où on se repère grâce à des consignes simples lisibles à grande vitesse.
L'espace urbain comme un service équitable rendu à tous les usagers de la route
L'autre possibilité analysée par les libertariens est celle de l'espace partagé, une approche issue de l'aménagement urbain cherchant à minimiser les démarcations du trafic entre les véhicules et les piétons. Cet aménagement s'effectue souvent par la suppression des fonctionnalités telles que les bordures, les trottoirs, les marquages de la chaussée, les panneaux de signalisation et la réglementation. Dans les centres-villes et certaines zones résidentielles, l'approche de l'espace partagé a mené à une particularité anti-libertarienne, la suppression totale de la circulation automobile par l'obligation de rues piétonnes.
D'abord proposé en 1991, le terme d'espace partagé est maintenant fortement associé aux travaux de Hans Monderman[6] qui a suggéré que la création d'un plus grand sentiment d'incertitude rend plus difficile de savoir qui a le droit de passage. Les conducteurs réduisent donc naturellement leur vitesse, et tout le monde réduit son niveau de risque. Mais les systèmes de partage de l'espace sont souvent motivés par une volonté de réduire la domination des véhicules, de leur vitesse et du nombre de victimes de la route. Une telle approche est fréquemment opposée par les organisations représentant les intérêts des cyclistes, des enfants ou des personnes de taille réduite, des aveugles, des malvoyants et des personnes sourdes ou à mobilité réduite, qui expriment souvent une forte préférence pour la séparation claire entre les espaces réservés aux piétons et aux véhicules.
Les ingénieurs et les informaticiens de la circulation routière, souvent inconnus du grand public[7], sont pourtant des personnages centraux dans l'organisation de notre vie et de notre sécurité. Ainsi, l'activité économique d'un quartier commerçant d'une ville ou d'un village dépend largement de l'espace automobile réservé comme les aires de stationnement, les routes et les autres infrastructures [8]. Par conséquent, nos comportements sociaux et notre liberté économique, à l'intérieur de cet espace, sont fortement influencés par les décisions des ingénieurs anonymes et constructivistes de la circulation routière.
L'émergence des règles de droit dans la circulation routière
Un autre initiative de recherche, menée par les auteurs libertariens, concerne la compréhension du flux naturel de la circulation et comment les conducteurs et les pilotes, laissés libres dans leur choix de mouvement, en interaction les uns avec les autres, ne dégradent pas les flux de trafic mais, au contraire, se déplacent en quasi harmonie. Grâce aux contributions de l'auteur de l'école autrichienne, Friedrich Hayek, on comprend mieux ce que signifie la primauté du droit (Rule of Law) qui agit comme toile de fond sur le paysage routier. Ceci nous permet de discerner le bien-fondé des ensembles de règles qui émergent naturellement dans un système social adaptatif complexe. Ceci ne signifie pas l'absence d'un contrôleur externe comme un policier de la patrouille routière sur une autoroute. Mais celui-ci n'est pas obligatoirement un agent de l’État.
Bien que l'analyse des flux repose en partie sur des lois physiques, la libre circulation du trafic est une activité sociale où les usagers de la route sont en interaction sociale. L'harmonie entre les conducteurs de véhicules repose donc sur l'adhésion d'un principe de règles abstraites et générales. Ces règles ne sont pas forcément inscrites dans le Code de la route. À l'inverse, les règles précises et détaillées du Code la route ne sont pas les règles de droit sur lesquelles une société libre est fondée. Les conducteurs automobiles ne sont pas des automates dont les actions sont manipulées par des lois déterministes. Ce sont des hommes et des femmes. Ils agissent de façon délibérée, consciente et généralement rationnelle, bien que certains semblent parfois irrationnels. Ainsi, l'ordre qui émerge de la fluidité du trafic sur une route peut être interprété comme un système social adaptatif complexe. Alors que la densité du trafic ou la vitesse des véhicules peuvent augmenter, les interactions humaines deviennent de plus en plus dynamiques et complexes. Pour qu'un flux ordonné de la circulation émerge, il est alors nécessaire, voire primordial, que les conducteurs se conforment volontairement à un ensemble de règles de comportement. Le défi d'une société libre, selon Friedrich Hayek, repose sur ce principe de base.
Le défi est d'obtenir des lois de la circulation qui favorisent une libre circulation avec l'application simultanée des règles suivantes :
- 1. La conformité volontaire des conducteurs les uns par rapport aux autres vis-à-vis de règles générales et abstraites communes
- 2. La liberté de mouvement pour chacun des conducteurs
- 3. Un ordre du trafic fluide et émergent (c'est-à-dire qui n'est pas perturbé par l'action d'un conducteur ne se conformant pas aux règles 1 et 2, et que cet ordre revient en place après ajustement)
Dans son ouvrage, Droit, législation et liberté, Friedrich Hayek nous permet de comprendre la différence ente le droit et la législation ou la réglementation. Dans la plupart des cas, les règles pour atteindre des résultats d'ordre sont déjà présentes dans l’environnement social avant qu'elles ne soient codifiées dans la législation. En d'autres termes, la plupart des règles abstraites régissant l'interaction sociale sont illustrées par les mœurs, les habitudes et les traditions imprégnant un patrimoine culturel. Par conséquent, la tâche du décideur est de sélectionner les lois ou les règles de circulation adéquates, comme l'a révélé Friedrich Hayek, pour la législation dans un sens général. Les règles du Code de la route sont découvertes à partir de ce qui existe, et non pas comme s'il s'agissait de créer quelque chose de nouveau, même si le résultat de ces efforts peut mener à la création involontaire de ce qui n'existait pas auparavant. Par exemple, la pratique d'envoyer des textos tout en conduisant était intuitivement considérée comme dangereuse bien avant la promulgation de la loi l'interdisant. Des règles de la route socialement acceptables émergent naturellement afin de faciliter la fluidité et la sécurité de la circulation. L’État devrait se limiter à établir des règles s'appliquant à des cas généraux de situations, et il devrait assurer la liberté d'action aux individus, selon les circonstances de temps et de lieu, parce que seuls les individus concernés, peuvent agir en fonction des circonstances et adapter leurs actions à celles-ci.
La libre circulation routière est un ordre émergent, partant du bas vers le haut, du singulier vers le pluriel. Il s'agit d'un processus décentralisé adaptatif où les décisions sont spontanément faites individuellement par les conducteurs sur la base d'informations locales (idiosyncrasiques). Par conséquent, si les conducteurs doivent parcourir une route à grande circulation, la communication et la coordination entre eux est essentielle. Par exemple, ils évitent les perturbations qui peuvent conduire à un embouteillage (ou pire à un accident). Les règles universelles de communication comme celles qui nécessitent un signal lumineux (un clignotant pour la voiture) doivent être utilisées avant de changer de voie. Ceci permet d'atténuer le risque de collision. Un clignotant sur un véhicule est un dispositif de communication et de coordination qui télégraphie à d'autres conducteurs qu'un mouvement à droite ou à gauche est sur le point de se produire. Un feu clignotant augmente la capacité d'un autre conducteur pour interpréter les circonstances de temps et de lieu, qui à son tour offre la possibilité d'une adaptation spontanée. La coordination des conducteurs s'effectue sans la présence d'un leader organisateur centralisé.
Notes et références
- ↑ "Le gourou de la circulation routière" par Tom Vanderbilt Traduction du texte en français sur le "forum libéré". Le trafic automobile vu sous l'angle libertarien par Pierrot de la Luna le Ven 29 août 2008, 22:18.
- ↑ C'est-à-dire des personnes chargées de mettre ou de supprimer des panneaux ou des feux aux carrefours
- ↑ Hans Monderman traitait la plupart de ses confrères d'ingénieurs photocopieurs car ils agissent toujours d'après ce qui est écrit dans les livres
- ↑ Par esprit de provocation et tel un magicien de la route, Hans Monderman démontrait qu'il avait raison en traversant à reculons le Laweiplein (une place-point) les yeux fermés. Le trafic s'écoulait autour de lui. Personne ne klaxonnait et lui n'était pas renversé. Après un an d'expérimentation, les études ont donné plusieurs résultats. Les embouteillages avaient diminué au croisement (du fait de la meilleure circulation des véhicules longs, comme les bus). Il y avait deux fois moins d'accidents, alors que le trafic routier total avait augmenté d'un tiers. Les statistiques sur la sécurité se sont améliorées, mais la perception de la sécurité par les piétons n'étaient pas aussi flagrante
- ↑ Par exemple, un ordre de limitation de vitesse par l’intermédiaire d'un panneau de limitation ou par un ralentisseur
- ↑ Hans Monderman est né dans le petit village frison de Leeuwarden, aux Pays-Bas, d'un père directeur d'école. Il a travaillé comme ingénieur des travaux publics afin de réaliser des routes, puis il est devenu enquêteur sur les accidents afin d'analyser la manière dont les collisions se produisaient.
- ↑ William Phelps Eno est considéré comme le père des moyens de régulation de la circulation routière. Henry Barnes, chargé de la circulation de la ville de New York a provoqué un phénomène probablement involontaire dit de la Danse de Barnes dans laquelle tout un carrefour, pour un court instant, s'adonne au croisement et frôlement quasi harmonieux des passants dans les quatre sens du carrefour. Cette notion de déplacement harmonieux, dans des espaces de proximité, fait référence aussi à la danse de la vie de l'ethnologue Edward Hall.
- ↑ Certains relevés topographiques comme celui d'East Lansing (État du Michigan aux USA), montrent par exemple, que plus de 50 % du quartier commerçant étaient réservés à l'espace automobile.
Publications
- 2014, Shawn F. Peppers, "Bringing Order to Emergent Order: The Importance of Highway Patrol Troopers", Cosmos + Taxis: Studies in Emergent Order and Organization, vol 2, n°1, pp11-17
Citations
- Eh ! croyez-vous donc qu’en France les routes se construisent et s’entretiennent pour rien ? Croyez-vous que le public n’en paye pas la construction et l’entretien, comme en Angleterre ? Seulement, voici la différence. En Angleterre, les frais de construction et d’entretien des routes sont couverts par ceux qui s’en servent ; en France ils sont couverts par tous les contribuables, y compris les chevriers des Pyrénées et les paysans des Landes qui ne foulent pas deux fois par an le sol d’une route nationale. En Angleterre, c’est le consommateur de transports qui paye directement les routes sous forme de péages ; en France, c’est la communauté qui les paye indirectement sous forme d’impôts le plus souvent abusifs et vexatoires. Lequel est préférable ? (Gustave de Molinari)
- Afin de pouvoir s’immiscer dans la propriété privée de ses sujets pour les taxer, un État doit invariablement avoir le contrôle des routes existantes, et il utilisera ses recettes fiscales pour produire encore plus de routes afin d’obtenir un accès encore meilleur à toute propriété privée en tant que source potentielle de fiscalité. Cette surproduction de routes ne conduit pas juste à la facilitation innocente du commerce interrégional — une baisse des coûts de transaction — comme les économistes aveuglés voudraient le faire croire, mais conduit à une intégration interne forcée (une déségrégation artificielle de localités séparées). (Hans-Hermann Hoppe, Démocratie, le dieu qui a échoué, chap.7)
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