Vous pouvez contribuer simplement à Wikibéral. Pour cela, demandez un compte à adminwiki@liberaux.org. N'hésitez pas !


Entrepreneurs à l’écran

De Wikiberal
Aller à la navigation Aller à la recherche

Au cinéma comme à la télévision, l’entrepreneur est une figure récurrente, tour à tour héros, pionnier, antagoniste ou caricature. Son image a évolué au fil des décennies : d’abord associée à la réussite et au progrès, elle s’est progressivement teintée de soupçon et de critique, reflétant les tensions culturelles autour de la richesse, du pouvoir et de la morale des affaires.

Le déclin de l'image positive de l'entrepreneur à partir des années 1960

L'image de la révolution industrielle n'est pas favorable à l'entrepreneur. Pourtant, la télévision et le cinéma n'existaient pas encore. Cependant, les écrivains[1] de l'époque ont laissé une trace sombre de cette époque du capitalisme. Au commencement du cinéma, l'entrepreneur n'était pas présenté comme un acteur négatif de la société. Mais, aux États-Unis, dans les années 1960, à la télévision et au cinéma, les chefs d'entreprise furent de plus en plus représentés négativement. Dans les séries télévisées et sur les toiles blanches, ils étaient défiés par des avocats, des policiers, des journalistes et des militants héroïques. Dans une étude des films les plus rentables, des chercheurs[2] ont découvert que près de neuf personnages d'affaires sur dix étaient dépeints de manière positive avant 1965, mais que deux sur trois étaient dépeints négativement par la suite. Après 1975, la proportion négative des personnages entrepreneurs et managers est passée à trois sur quatre.

Des films tels que The China Syndrome (1979)[3], Norma Rae (1979)[4], Silkwood (1984)[5] et Wall Street (1987)[6] peuvent servir d'exemples de cette tendance, dans laquelle le comportement antisocial ou même criminel des entreprises est uniquement contesté par les actions héroïques d'avocats et de journalistes ou de courageux lanceurs d'alerte en croisade contre les délits d'hommes d'affaires véreux. Très souvent, les réalisateurs d'Holywwod ne sont pas favorables au libre marché[7].La représentation positive des propriétaires de petites entreprises est restée toutefois intacte au fil des décennies à la télévision, mais, par contre, le pourcentage de personnages de grandes entreprises décrits comme des méchants est passé de 31 % avant 1965 à 58 % par la suite. En témoigne, par exemple, les représentations positives de la famille Cartwright dans la série TV Bonanza (1959-1973)[8] à son antonyme, la famille Ewing présentée comme largement corrompue, dépravée et immorale dans la série Dallas (1978-1992)[9].

Le Grand Méchant Capitaliste : un siècle de caricatures

Depuis plus d’un siècle, les hommes d’affaires, les self-made men et les entrepreneurs sont les méchants préférés des récits populaires. La galerie littéraire et cinématographique regorge de leurs portraits : le Babbitt de Sinclair Lewis[10], éternel prisonnier de la médiocrité petite-bourgeoise ; les luttes de pouvoir imbibées de pétrole de Dallas[11] ; la froideur distante des dirigeants de General Motors dans Roger & Me[12]. Ils sont rarement des héros, et lorsqu’ils le sont, c’est malgré leur activité commerciale, jamais à cause d’elle.

Pourquoi une telle constance dans leur représentation ? En partie parce que la figure de l’homme d’affaires se prête bien au drame moral. On le voit comme un bâtisseur de fortunes, mais dans la fiction, ces fortunes se construisent toujours aux dépens de quelqu’un. Le vocabulaire même du commerce (profit, effet de levier, acquisition) cohabite difficilement avec celui de la vertu. Les écrivains et réalisateurs, soucieux de mettre l’individu face aux rouages de la société, trouvent dans l’entrepreneur un antagoniste prêt à l’emploi : puissant, matériellement à l’abri, et supposé indifférent aux épreuves des autres.

Ce n’est évidemment pas l’homme d’affaires réel qui est dépeint, mais une construction : un dispositif narratif. Dans l’imaginaire de la culture populaire, il est sans grâce, sans instruction, et isolé de la condition humaine par des couches de capital et de confort. L’image s’est figée en un raccourci culturel : celui du « vilain capitaliste », archétype de la richesse sans goût, de l’influence sans sagesse. Et comme les histoires prospèrent grâce au conflit, le rare homme d’affaires intègre reste invisible, ses vertus ne possédant pas le même attrait dramatique que l’effondrement moral.

Pourtant, la persistance de cette image en dit autant sur le public que sur les conteurs. Elle révèle un malaise face aux mécanismes de la richesse, une suspicion à l’égard d’un pouvoir acquis hors des rituels consacrés de la politique ou de l’art. L’homme d’affaires n’est pas seulement un personnage : il est une toile sur laquelle la société projette son ambivalence vis-à-vis de l’ambition elle-même.

La double peine des minorités entreprenantes

Quand un entrepreneur vient d’un groupe historiquement tenu à distance du capital par l’exclusion juridique, le verrou culturel ou la simple rareté des réseaux, sa réussite n’entre pas dans le récit dominant : elle le contredit. D’où une pénalité en deux temps.

  • 1) Requalification de la réussite en prédation. Ce qui, ailleurs, est nommé “audace” devient ici “opportunisme”. La prise de risque est lue comme témérité irresponsable ; la négociation dure, comme manipulation ; la croissance rapide, comme preuve d’un trafic d’influence. À performances égales, l’intention prêtée diffère. La figure de l’“intrus qui gagne” active une suspicion automatique : s’il a franchi la barrière, c’est qu’il l’a contournée. Exemples : le portrait flamboyant et amoral du courtier autodidacte dans The Wolf of Wall Street (2013) fige l’idée du “parvenu” prêt à tout ; la montée d’un magnat de la musique dans Empire (2015-2020) mêle systématiquement réussite et prédation, suggérant que l’ascension hors des circuits établis implique la transgression.
  • 2) Délégitimation narrative de l’ascension. Le succès ne suffit pas : il doit être “reconnu”. Or la reconnaissance passe par des guichets symboliques (codes, diplômes, parrains) que l’outsider ne maîtrise pas toujours. Faute de ces sésames, l’histoire qu’on raconte sur lui gomme le travail et rappelle l’exception : “coup de chance”, “effet de mode”, “niche identitaire”. La performance devient accident, jamais compétence. Exemples : dans Self Made: Inspired by the Life of Madam C. J. Walker (2020), la cheffe d’entreprise afro-américaine doit sans cesse reconquérir une légitimité que ses pairs masculins blancs obtiennent d’emblée ; Joy (2015) montre une inventrice confrontée au soupçon permanent d’illégitimité, malgré des preuves de compétence et de marché.
  • 3) Mécanismes concrets
  • Déficit de réseaux : accès plus tardif au capital patient, aux premiers clients, aux conseils juridiques sont autant de handicaps invisibles qui ralentissent la courbe d’apprentissage. Exemples : la quête de financement de l’équipe outsider (Haitiano-américaine, Cubaine-américaine) dans StartUp (2016-2018) la pousse vers des circuits risqués ; le héros de The Pursuit of Happyness (2006) doit bâtir un réseau quasi ex nihilo pour entrer dans la finance.
  • Respectabilité asymétrique : ce qui est toléré chez l’initié (parler franc, ambition affichée) est taxé d’arrogance chez l’outsider ; à l’inverse, la prudence est lue comme manque de vision. Exemples : le fondateur venu d’un milieu populaire dans Guru (2007) se heurte au soupçon systématique de l’establishment ; la restauratrice immigrant-maghrébine dans La Graine et le Mulet (2007) doit composer avec des évaluations implicites plus sévères.
  • Fardeau de représentation : on attend de l’entrepreneur minoritaire qu’il “incarne” son groupe et qu’il justifie, en plus, sa stratégie ce quiconstitue une double tâche cognitive qui n’incombe pas à ses pairs majoritaires. Exemples : Kim’s Convenience (2016-2021) montre, sur un mode doux-amer, la petite entreprise familiale sommée de représenter “la” communauté immigrée ; Pad Man* (2018) fait porter à l’entrepreneur social la charge d’un tabou collectif, au-delà du simple défi industriel.

Les ressorts de la caricature de l'entrepreneur sur les écrans

Quatre biais cognitifs et culturels entretiennent la persistance de l’entrepreneur caricatural dans l’imaginaire collectif.

  • 1. Le biais de disponibilité. Les échecs spectaculaires et les scandales laissent une trace indélébile, tandis que les réussites discrètes s’effacent de la mémoire publique. Enron: The Smartest Guys in the Room (2005) a ainsi gravé dans l’esprit des spectateurs l’image de dirigeants cupides et manipulateurs, symboles d’une trahison de la confiance collective. Ce récit puissant occulte l’existence, bien plus nombreuse, d’entreprises gérées sans éclat mais avec intégrité.
  • 2. La sélection médiatique. Les récits visuels privilégient les antagonistes aux traits nets. Dans Erin Brockovich (2000), la Pacific Gas and Electric Company devient un adversaire monolithique, dont les motivations se réduisent à l’avidité et à la dissimulation. Les contraintes industrielles ou les dilemmes techniques disparaissent, offrant au public une opposition claire entre une héroïne obstinée et une corporation amorale.
  • 3. La méfiance de classe. L’entrepreneur venu de l’extérieur des cercles légitimes suscite la suspicion. The Wolf of Wall Street (2013) met en scène Jordan Belfort, courtier autodidacte, comme l’archétype du parvenu flamboyant et immoral. Le spectateur, amusé ou choqué, retrouve dans ce portrait l’idée que la réussite hors des institutions consacrées ne peut venir que d’une exploitation des failles du système.
  • 4. L’hypothèse du jeu à somme nulle. Dans l’imaginaire populaire, si un acteur économique s’enrichit, c’est forcément aux dépens d’un autre. There Will Be Blood (2007) illustre ce schéma : Daniel Plainview accumule sa fortune pétrolière en écrasant ses concurrents et en appauvrissant les communautés locales, donnant au spectateur l’impression que toute richesse est un prélèvement sur la prospérité d’autrui plutôt qu’une création de valeur.
  1. Les descriptions de la vie ouvrière et urbaine dans les romans de Charles Dickens sont sinistres. Les usines sont caractérisées par le poète anglais William Blake comme des moulins sombres et sataniques.
  2. Les analyses de Robert Lichter font réfléchir sur la façon dont les médias de divertissement couvrent la vie économique et politique aux États-Unis. Ce professeur a dirigé le Center for Media and Public Affairs à Washington, D.C., installé au sein de l'université George Mason. Il a introduit le concept dadvotainment, qui est la combinaison de ladvocacy (avocat) socio-economico-politique et du divertissement (entertainment). C'est-à-dire que les journalistes et les animateurs de télévision sont devenus des procureurs généraux faisant leur plaidoyer contre le monde des dirigeants et des personnes politiques soutenant les grandes entreprises. Robert Lichter a fourni une perspective historique des valeurs véhiculées par les programmes télévisés américains par rapport à la génération précédente et il a constaté qu'au moment de ses recherches, Hollywood était déconnectée de l'Amérique traditionnelle. En général, les entrepreneurs et les dirigeants d'entreprise sont représentés de façon négative par la télévision et le cinéma.
    • 1987, S. Robert Lichter, Linda S. Lichter, Stanley Rotham, "Video Villains: The TV Businessman 1955-1986", Washington, D.C.: Center for Media and Public Affairs, pp17-21
  3. Synopsis : Une journaliste et son caméraman filment clandestinement un incident dans une centrale nucléaire. Le reportage, jugé trop brûlant, est refusé par la télévision.
  4. Synopsis : Norma Rae, divorcée et mère de deux enfants, est ouvrière du textile dans une petite ville du sud des États-Unis. À l'arrivée d'un délégué syndical de New York, elle se lance à ses côtés dans un combat contre le patronat et ce malgré l'hostilité générale.
  5. Synopsis : Karen Silkwood, employée dans une usine de traitement nucléaire, voit un de ses collègues de travail contaminé. Malgré les intimidations de sa hiérarchie, elle va tenter de mettre à jour de sombres affaires mettant en danger le personnel.
  6. Synopsis : Bud Fox est courtier dans une banque d’affaire de Wall Street. Il est ambitieux, un jeune loup aux dents longues qui rêve d’avoir Gordon Gekko comme client, l’un des hommes les plus puissants du monde de la finance. Pour séduire Gekko, Fox lui livre des secrets fournis par son père. Dès lors, Gekko le prend sous son aile et l’affranchit aux secrets de la finance de haute volée. Pour Fox, une nouvelle vie commence, faite de luxe, d’argent, de filles faciles et d’appartements de grand standing, mais aussi de corruption, de détournements, de mensonges et de trahisons. Et dans ce monde en guerre, Bud Fox pourrait perdre bien plus que son âme.
  7. Robert L. Formaini, 2001, "Free markets on film: Hollywood and capitalism", Journal of Private Enterprise, Vol 16, Spring, pp122–129
  8. La série se déroule à la fin du XIXe siècle (après la guerre de Sécession) dans une petite ville (née du Gold Rush) du Nevada, Virginia City, et dans le ranch de la famille Cartwright, le Ponderosa situé en périphérie. La famille est composée d'un veuf, Ben Cartwright, et de trois fils de trois mariages différents. L'action, comme celle de la plupart des séries télévisées western, est déclenchée par l'arrivée de visiteurs qui viennent troubler l'harmonie organique du ranch et de la ville. Le problème est résolu par l'intervention de la famille Cartwright. La seule source de tension interne est la façon dont les habitants de Virginia City, définis comme de braves gens, sont susceptibles de céder au mal, contrairement aux Cartwright, moralement supérieurs.
  9. Cette série raconte la vie de la riche famille Ewing, exploitants pétroliers vivant dans un luxueux ranch au Texas non loin de Dallas. Entre règlements de comptes et mensonges, tous les coups sont permis dans l’industrie du pétrole. J. R, personnage machiavélique, est prêt à tout pour se débarrasser de ses ennemis et asseoir la puissance de la compagnie Ewing.
  10. Babbitt. Roman publié en 1922 par l’écrivain américain Sinclair Lewis. Satire sociale centrée sur George F. Babbitt, un agent immobilier prospère d’une ville fictive du Midwest, symbole de la conformité et de la vacuité des valeurs de la classe moyenne américaine du début du XXᵉ siècle.
  11. Feuilleton télévisé américain créé par David Jacobs, diffusé sur CBS de 1978 à 1991 (et relancé en 2012). L’intrigue suit les rivalités et manigances de la famille Ewing, riche dynastie texane spécialisée dans le pétrole et l’élevage.
  12. Documentaire réalisé par Michael Moore en 1989. Le film explore les conséquences économiques et sociales de la fermeture d’usines de General Motors à Flint (Michigan), ville natale du réalisateur, et dénonce l’indifférence présumée du PDG de GM, Roger Smith, envers les travailleurs licenciés.