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Baleine
La baleine, géant des océans, a longtemps été une ressource précieuse pour l’homme, exploitée pour son huile, ses fanons et d’autres produits essentiels au XIXe siècle. Symbole aujourd’hui de la protection de la nature, elle fut pourtant sauvée, non par les lois ou le militantisme, mais par les innovations technologiques et la logique du marché.
L’âge d’or de la chasse à la baleine
Rôle économique majeur au XIXᵉ siècle
Lorsque les colons de Nouvelle-Angleterre, en 1712, lancèrent leurs premiers navires à la poursuite des cétacés, ils ne se doutaient pas que cette activité deviendrait l’une des plus prospères du jeune continent. La chasse à la baleine, d’abord modeste, connut un essor spectaculaire après 1815, une fois dissipés les orages des guerres napoléoniennes et de l’indépendance américaine.
En quelques décennies, les ports baleiniers de Nantucket, New Bedford ou Sag Harbor virent leurs quais se peupler d’une armada aux voiles gonflées par l’ambition. En 1846, la flotte américaine atteignit son apogée : 735 navires sillonnaient tous les océans, représentant à eux seuls 80 % de la flotte mondiale. Cette suprématie n’était pas seulement un fait maritime : elle incarnait la puissance économique et la maîtrise technique des États-Unis de l’époque.
Produits et usages
La baleine, immense et noble créature, était alors perçue avant tout comme un coffre-fort flottant regorgeant de richesses utiles.
- L’huile de baleine, extraite de la graisse, illuminait les nuits dans les lampes à huile au grand bonheur de l'industrie de l'éclairage, chauffait les foyers, lubrifiait les machines, et trouvait place dans la fabrication du savon, des peintures, des vernis, du textile et du cordage.
- Le spermaceti, substance précieuse nichée dans la tête du cachalot, se transformait en bougies d’une blancheur éclatante, brûlant sans fumée, symbole d’un luxe discret.
- L’ambre gris, rare sécrétion intestinale du cachalot, entrait dans la composition des parfums les plus recherchés.
- Les fanons (baleen), fines lames élastiques issues de la bouche des baleines filtrantes, donnaient forme et maintien aux corsets, parapluies, cannes à pêche, fouets, suspensions de voiture et cerceaux de jupe.
- Les os, enfin, réduits en poudre, fertilisaient les champs et nourrissaient la terre comme un ultime hommage rendu à l’océan.
Chaque partie de l’animal trouvait sa place dans un réseau d’usages si vaste qu’il tissait une dépendance invisible entre les sociétés humaines et ces colosses marins.
Rentabilité et risques
Paradoxalement, cette industrie florissante reposait sur une économie fragile. Les marges, grignotées par le coût des expéditions et les aléas des mers, restaient minces ; il n’était pas rare qu’un navire revienne à quai avec un bilan déficitaire. Pourtant, la demande, portée par une population en pleine croissance, semblait inépuisable.
Mais derrière l’odeur âcre des chaudières et l’éclat doré des lampes à huile se profilait une menace silencieuse : sans alternative énergétique ou matérielle, la poursuite de cette exploitation aurait irrémédiablement conduit à l’extinction de certaines espèces. Dans cette course aux ressources, l’homme s’approchait dangereusement d’un seuil au-delà duquel le géant des mers aurait sombré dans le silence des espèces disparues.
Le déclin de l'industrie baleinière provoqué par les innovations technologiques
Première rupture : l’avènement du kérosène (1849)
Le déclin de l’empire baleinier ne vint pas d’une tempête en mer ni d’un changement de mode, mais d’une étincelle dans l’esprit d’un homme. En 1849, le géologue canadien Abraham Gesner mit au point un procédé permettant de distiller, à partir du pétrole, un carburant clair et stable : le kérosène. Jusque-là, le pétrole n’était qu’une curiosité, parfois perçu comme un remède miracle par les populations autochtones, parfois considéré comme une nuisance.
Le kérosène, lui, se révéla révolutionnaire. Moins cher que l’huile de baleine, il se conservait indéfiniment, brûlait sans dégager l’odeur âcre des lampes à huile et pouvait s’utiliser dans les luminaires existants. La nouvelle se propagea rapidement, et dans les années 1850, des dizaines d’usines de raffinage apparurent aux États-Unis. En un souffle, la lampe à huile de baleine, jadis indispensable, commençait à vaciller.
L’industrialisation de l’éclairage : l’œuvre de Rockefeller
Si Gesner fut l’inventeur, John D. Rockefeller en fut l’architecte industriel. Jeune entrepreneur visionnaire, il comprit que l’avenir du pétrole ne se jouait pas seulement dans son extraction, mais dans sa transformation. En fondant un réseau de raffineries qui allait devenir le cœur de la Standard Oil, il fit du kérosène une denrée accessible à tous.
En quelques décennies, les prix chutèrent à des niveaux dérisoires, et la flotte baleinière américaine, naguère reine des océans, se réduisit comme une peau de chagrin : de 735 navires en 1846, il n’en restait plus que 39 en 1876. L’or liquide des mers cédait la place à l’or noir des terres.
Deuxième rupture : l’éclat électrique d’Edison (1879)
Le coup de grâce vint en 1879, sous la forme d’un filament incandescent. Thomas Edison, en perfectionnant l’ampoule électrique, offrit au monde une lumière plus brillante, plus sûre et plus durable que toutes celles issues des flammes. Plus besoin d’huile, plus besoin même de kérosène : l’électricité allait éclairer les villes, transformer les nuits et reléguer les lampes à huile aux vitrines des antiquaires.
La demande pour l’huile de baleine, déjà chancelante, s’effondra presque totalement. Les quais autrefois saturés de barriques d’huile se vidèrent, et les grands mâts des baleiniers cessèrent peu à peu de se profiler à l’horizon.
Le rebond temporaire grâce au marché du fanon
L’essor d’un marché inattendu
Alors que l’huile de baleine disparaissait des foyers, un autre produit du cétacé connut une gloire aussi soudaine qu’éphémère : le fanon. Ces longues lames souples, extraites de la bouche des baleines filtrantes, avaient toujours trouvé des débouchés, mais jamais encore elles n’avaient été au centre d’une telle fièvre commerciale.
Dans les années 1870, la mode féminine dicta une nouvelle demande : corsets à taille fine, robes à bustles et jupes aux formes rigides nécessitaient un matériau à la fois léger, solide et flexible. Le fanon, avec son élasticité naturelle, devint l’armature invisible de cette silhouette idéalisée. Les prix s’envolèrent : de trente-deux cents la livre en 1870, ils atteignirent plus de cinq dollars au tournant du siècle.
Une manne éphémère
Pour quelques décennies, cette demande relança la chasse de certaines espèces, notamment les baleines boréales, riches en fanons. Les cachalots, dépourvus de cette précieuse matière, bénéficièrent d’un répit inattendu. Mais comme toute mode, celle-ci finit par passer. L’invention et la généralisation de l’acier ressort remplacèrent avantageusement le fanon dans les corsets et parapluies. L’essor de l’automobile supprima les besoins en fouets, suspensions et autres pièces issues de ce matériau marin.
Ce marché s’effondra aussi vite qu’il avait prospéré. Les quelques baleiniers américains encore en activité affrontaient un monde où leurs produits n’étaient plus indispensables. En 1924, le dernier navire baleinier américain quitta le port… pour s’échouer le lendemain, comme un symbole. Le cycle s’achevait : la baleine n’était plus au cœur de l’économie.
La reprise au XXᵉ siècle : le second souffle de la chasse
La disparition des baleiniers américains ne signifia pas pour autant la fin de la chasse. Dans les premières décennies du XXᵉ siècle, d’autres nations prirent le relais avec vigueur : la Norvège, le Japon et l’Union soviétique. Chacune avait ses raisons : la Norvège pour ses traditions maritimes et son industrie huilière, le Japon pour son alimentation nationale où la viande de baleine occupait une place culturelle importante, et l’URSS pour des besoins variés allant de l’alimentation animale à la production d’engrais. Les ports de ces pays devinrent les nouveaux théâtres d’embarquement vers les mers glacées.
Là où le XIXᵉ siècle s’appuyait encore sur la force humaine et la voile, le XXᵉ apporta des outils d’une redoutable efficacité. Le harpon canon, tiré depuis des navires motorisés, pouvait abattre un cétacé en un seul tir, même à grande distance. La technique de l’hydrogénation ouvrit de nouveaux débouchés : l’huile de baleine pouvait désormais se transformer en savon ou en margarine. Et, dans une époque marquée par les conflits mondiaux, la glycérine issue de cette huile servit à la fabrication d’explosifs. Les baleines, jadis sources de lumière dans les lampes à huile, devenaient ainsi, par un étrange renversement, de la matière première pour la guerre.
Les deux guerres mondiales alimentèrent la demande en huile, en graisse et en protéines. La chasse atteignit alors un volume global supérieur à celui du XIXᵉ siècle en chiffres absolus, même si, rapporté à la population mondiale, le taux de prélèvement restait inférieur. Mais cette intensification ne pouvait durer : les stocks de cétacés déclinaient, et les signes d’épuisement des ressources marines devinrent visibles, annonçant les futures réglementations internationales.
Effets indirects positifs de la baisse globale de la chasse
- . Un répit pour d’autres espèces marines. Le déclin, même partiel, de la chasse à la baleine entraîna dans son sillage des bénéfices inattendus pour d’autres habitants des océans. Les tortues géantes des Galápagos, jadis massacrées par les équipages en quête de viande fraîche, retrouvèrent un sursis vital. Dans les mers froides, les phoques arctiques, souvent tués pour leur graisse lorsque les cales des baleiniers manquaient d’huile, virent la pression sur leurs populations diminuer.
- . La restauration d’écosystèmes dégradés. Ironie de l’histoire, l’exploitation pétrolière terrestre, qui remplaça l’huile de baleine, permit aussi de guérir certaines blessures naturelles. En Pennsylvanie, l’extraction du pétrole fit cesser les fuites naturelles qui souillaient depuis des siècles les lacs et les rivières, redonnant aux eaux une clarté oubliée. Ainsi, ce que l’on perçoit souvent comme un progrès purement industriel eut aussi pour effet de rendre à la nature des espaces longtemps altérés.
- . Le capitalisme comme acteur involontaire de préservation. Ces conséquences heureuses n’étaient pas planifiées. Ni Gesner, ni Rockefeller, ni Edison ne cherchaient à sauver les baleines ou les tortues : leur moteur était l’innovation et le profit. Mais c’est précisément cette quête de solutions plus efficaces qui, en déplaçant la demande vers d’autres sources d’énergie ou de matériaux, soulagea la pression sur certaines espèces. Le marché, en évoluant vers des alternatives plus performantes, laissa aux géants des mers et à leurs compagnons des océans une chance de reprendre leur souffle.
Bibliographie
- 1992, James S. Robbins, "How Capitalism Saved the Whales", The Freeman, August, Vol 42, n°8, pp311-313 [lire en ligne]