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Henri Sumner Maine
Henry Sumner Maine (1822–1888) est un juriste et historien du droit britannique, pionnier du droit comparé. Dans Ancient Law (1861), il formule la thèse devenue classique du passage du « statut » au « contrat » pour penser l’évolution des sociétés. Ses enquêtes sur la coutume, les fictions juridiques et les communautés villageoises, de l’Inde au mir russe, ont profondément renouvelé l’étude des institutions. Elles ont aussi inspiré des penseurs comme Pierre Kropotkine sur l’entraide et les formes d’organisation non étatiques.
Situer Henry Sumner Maine
Henry Sumner Maine est un juriste et historien du droit britannique qui compte parmi les fondateurs du droit comparé. Professeur à Cambridge, il met sa chaire au service d’une réflexion large sur l’évolution des institutions, puis prolonge ce regard au contact direct du terrain en Inde, où il siège au Council of the Governor-General. Cette double expérience, académique et administrative, nourrit une œuvre attentive à la diversité des formes juridiques.
Son approche conjugue droit comparé et histoire du droit : Maine mobilise les sources romaines, indo-européennes et indiennes pour reconstituer, avec une prudence méthodique, des stades d’évolution du droit. Il ne cherche pas des lois universelles rigides ; il observe comment, de la coutume, émergent peu à peu des formes nouvelles, souvent par fictions juridiques[1] et accommodements pratiques.
De là se dégagent ses idées maîtresses. La plus célèbre, résumée par la formule « from status to contract », décrit le passage d’un ordre régi par la position assignée (famille, caste, clan) à un système fondé sur des relations volontaires entre individus, notamment le contrat. Maine souligne aussi le rôle structurant du patriarcat et de l’autorité dans les débuts du droit familial et de la propriété, tout en montrant comment la coutume peut porter le changement social.
Cette pensée s’articule dans une série d’ouvrages devenus classiques : Ancient Law (1861), Village-Communities in the East and the West (1871), Early History of Institutions (1875) et Early Law and Custom (1883). Ensemble, ils offrent une cartographie des trajectoires juridiques, où l’histoire des communautés et la plasticité des normes occupent une place centrale.
Les communautés villageoises chez Maine
Au cœur de l’œuvre de Maine se trouve l’idée que, loin d’être marginales, les formes communautaires agraires constituent un socle durable des sociétés rurales. Il met en évidence la tenure en commun et la gestion collective des terres, qu’il observe en Inde, dans le mir russe et, par rémanence, dans plusieurs régions d’Europe occidentale. Ces configurations ne relèvent pas de curiosités locales : elles dessinent une grammaire sociale où la propriété et l’usage s’organisent d’abord au niveau de la communauté.
Leur fonction sociale tient à une auto-régulation par la coutume. Les litiges se règlent par conciliation et arbitrage plutôt que par l’appareil formel du droit étatique. Les obligations réciproques (entraide aux travaux, redistribution, garantie mutuelle) assurent la survie économique des membres, stabilisent l’accès aux ressources et canalisent les conflits.
L’apport majeur de cette analyse est double : d’une part, une cartographie comparative des régimes fonciers non individualistes ; d’autre part, la mise en évidence d’un cheminement où l’individualisme juridique apparaît comme tardif et dérivé, non comme point de départ. L’ensemble invite à repenser la pluralité des voies historiques de la propriété. Reste que l’approche de Maine porte les marques de son contexte : un regard parfois colonial, des sources inégales selon les terrains et une tendance à schématiser en « stades » d’évolution. Autant de limites qui n’annulent pas la fécondité de sa perspective, mais en balisent la lecture critique.
Maine comme « inspirateur » de Kropotkine
Autour de Maine se constitue un faisceau de travaux qui, chacun à sa manière, donne consistance historique aux formes d’organisation communautaire. Émile de Laveleye[2] met en lumière la propriété collective et les modes de tenure partagée ; Lewis Henry Morgan[3] explore la parenté et la morphologie des sociétés dites « archaïques » ; Maxime Kovalevski[4] documente minutieusement les institutions rurales et leurs procédures coutumières. Pris ensemble, ces auteurs offrent un répertoire comparatif où l’on voit fonctionner, dans la durée, des mécanismes d’entraide, de régulation locale et d’auto-organisation pré- ou para-étatiques.
Les communes villageoises, les confréries et les guildes structurent la vie économique et sociale (assurance mutuelle, arbitrage, standards de qualité, secours en cas de crise). Cette accumulation d’observations fournit à la théorie de l’entraide de Pierre Kropotkine une assise empirique et alimente sa défense d’institutions décentralisées, volontaires et fédératives capables de produire de l’ordre social sans centralisation étatique.
Chez Kropotkine, l’œuvre de Maine fonctionne comme un réservoir d’exemples historiques. L’Entraide, un facteur de l’évolution érige la coopération en moteur d’adaptation ; L’État, son rôle historique déploie une critique de la centralisation et met en avant des institutions volontaires (communes, confréries, guildes) capables d’assurer justice, assistance et sécurité. Les analyses de Maine sur les communautés villageoises offrent précisément cette attestation empirique : des collectivités non étatiques ont réglé la vie sociale et garanti la protection mutuelle.
Des accords se dessinent. La coutume apparaît souvent en amont de la loi étatique, comme matrice du changement juridique. Les communautés locales produisent de l’ordre par l’arbitrage, l’obligation réciproque et la régulation collective, sans recourir au monopole centralisé de la contrainte.
Les divergences tiennent à l'horizon normatif et au récit de l’évolution. Maine décrit avant tout : il cartographie une trajectoire qui conduit du statut au contrat, et observe l’essor de l’individualisme juridique. Kropotkine, lui, adopte une visée programmatique : il valorise l’entraide et promeut une décentralisation fédérative. Leur appréciation de l’État traduit cet écart : chez Maine, l’État conserve une place structurante dans l’histoire des institutions ; chez Kropotkine, il agit surtout comme un dissolvant des réseaux d’entraide. Enfin, le schéma évolutionniste diffère : l’un suit le fil juridique (status → contract), l’autre propose une dynamique sociale où l’entraide devient un facteur clé de développement, contre les lectures de la sélection focalisées sur la compétition.
Études de cas pour articuler Maine → Kropotkine
- . Le mir russe. Maine décrit un système de tenure[5] commune où la terre appartient à la communauté et fait l’objet de redistributions périodiques. Les différends se règlent par arbitrage coutumier, au plus près des usages locaux. Kropotkine y voit un modèle tangible de solidarité organique : la sécurité matérielle découle d’un cadre collectif qui répartit les risques et assure l’équilibre entre ménages.
- . Guildes et confréries médiévales. Ces organisations professionnelles organisent l’assurance mutuelle, la régulation des prix et de la qualité, ainsi que l’entraide en cas de maladie ou de décès. Pour Kropotkine, elles forment un réseau d’institutions volontaires capable d’offrir protection, justice et services sans centralisation. Leur recul accompagne l’affirmation de l’appareil étatique moderne, qui capte des fonctions autrefois assumées localement.
- . Communes villageoises indiennes. Maine met en évidence des communautés dotées d’une autonomie fiscale et judiciaire partielle, structurées autour du panchayat[6]. Ce dispositif illustre une gouvernance locale fondée sur la conciliation, la mémoire des usages et la responsabilité partagée. Kropotkine s’appuie sur ces configurations pour montrer qu’un ordre social coopératif procède de pratiques éprouvées, et non d’une fiction théorique.
Maine, Ostrom et les communs : convergences et écarts
- . Fil conducteur : de la coutume au polycentrisme. Chez Henry Sumner Maine, l’histoire du droit révèle comment les sociétés passent d’un ordre fondé sur la position assignée (famille, clan, caste) à des relations volontaires, le fameux mouvement « from status to contract ». Cette trajectoire n’abolit pas les formes communautaires, mais montre que l’auto-organisation repose sur des engagements librement consentis et des règles évolutives issues de la coutume. Un siècle plus tard, Elinor Ostrom établit empiriquement que des communautés gèrent durablement des ressources communes (communs) sans Leviathan ou Moloch unique, à condition de respecter certains principes de conception et d’inscrire l’action dans des ordres polycentriques (plusieurs centres de décision articulés).
- . Convergences majeures
- . Autogouvernement local. Maine observe des communautés (mir, panchayat, communes villageoises) où l’ordre naît d’usages partagés, de la conciliation et d’un arbitrage de proximité ; Ostrom retrouve cette capacité d’auto-organisation dans des communs qui fonctionnent des décennies, parfois des siècles. Dans les deux cas, la stabilité vient de règles endogènes et d’une légitimité perçue par les membres.
- . Règles-in-use et résolution des conflits. Ce que Maine décrit comme « coutume », ces normes réellement suivies, correspond aux rules-in-use d’Ostrom : frontières claires, adéquation des règles aux conditions locales, résolution de conflits à faible coût, monitoring et sanctions graduées. Ces dispositifs soutiennent la coopération sans nécessiter un monopole central de la contrainte.
- . Emboîtement institutionnel. Les niveaux de solidarité repérés par Maine (famille, village, fédérations de communes, guildes) trouvent leur pendant chez Ostrom dans l’idée d’entreprises emboîtées et de gouvernance polycentrique : la coordination émerge mieux lorsque plusieurs centres coopèrent et se surveillent mutuellement, au lieu d’un centre unique.
- . Écarts structurants
- . Objet et méthode. Maine est un historien du droit : il reconstitue des stades, compare des coutumes, éclaire l’évolution juridique ; Ostrom est une politiste et économiste institutionnelle : elle combine des études de cas, une modélisation analyse institutionnelle et des expérimentations pour dégager des conditions de réussite des communs.
- . Portée normative. Maine demeure surtout descriptif : il constate la montée du contrat et de l’individualisme juridique. Ostrom est pragmatique : elle n’oppose pas mécaniquement État et marché, mais identifie ce qui rend un commun robuste (reconnaissance externe minimale, règles adaptées, contrôle mutuel).
- . Rôle de l’État et du marché. Maine ne diabolise ni l’un ni l’autre ; il montre des configurations mêlées. Ostrom soutient des ordres polycentriques où communs, marchés et autorités publiques coexistent et se complètent, l’opposé d’un schéma « tout-État » ou « tout-privé ».
Où Kropotkine se trompe en rejetant le capitalisme
- La thèse de Kropotkine. Dans L’Entraide et surtout La Conquête du pain, Kropotkine juge le capitalisme incompatible avec la solidarité : il appelle à l’abolition du salariat et à la mise en commun des moyens de production, au-delà même des formes mutualistes. Cette position est explicite : « rendre le système du salaire… une impossibilité » et substituer la possession commune des instruments de travail.
- Le contre-exemple Ostrom. Les communs qui durent ne remplacent pas nécessairement l’échange marchand ; ils coexistent souvent avec des transactions de marché (vente de produits, paiements de redevances internes), à condition de respecter les principes de conception (frontières, proportionnalité des contributions, sanctions graduées, résolution des conflits). Autrement dit, l’entraide n’exige pas l’abolition du marché ; elle exige surtout des règles claires et co-produites.
- La leçon de Maine non comprise par Kropotkine. Le passage du statut au contrat indique que le volontariat (accords libres, obligations librement assumées) élargit le rayon de la coopération au-delà des solidarités imposées par la naissance. Refuser en bloc le capitalisme, entendu comme sphère d’échanges volontaires et de contrats, revient à ignorer cette dynamique historique vers des formes plus contractuelles de coordination. Rien, chez Maine, n’oblige à confondre marché avec domination ; au contraire, il montre que beaucoup d’institutions communautaires s’adossent à des engagements contractuels.
- Polycentrisme plutôt que tout-ou-rien. Ostrom documente que les communs performants bénéficient d’une reconnaissance externe (droits d’usage reconnus) et s’inscrivent dans des architectures à plusieurs niveaux, ce qui suppose des interfaces avec le droit public et avec des règles de marché. Le projet de Kropotkine d’une substitution intégrale (abolition du salariat + disparition des échanges marchands) outrepasse ce que montrent les données : les communs réussissent mieux insérés dans un ordre polycentrique qu’exclusif.
- Conclusion de l'apport de Maine pour aujourd’hui. Maine fournit la généalogie : des communautés réelles tiennent par la coutume et des engagements volontaires. Ostrom livre le mode d’emploi : des principes et une gouvernance polycentrique qui permettent aux communs de prospérer avec (et non contre) des sphères marchandes et publiques. La faute de perspective chez Kropotkine est de déduire de la valeur de l’entraide la nécessité d’abolir le capitalisme ; or l’évidence comparée suggère que entraide, contrats et marchés peuvent se renforcer mutuellement dans des architectures bien conçues.
Informations complémentaires
Notes et références
- ↑ Des fictions juridiques, chez Maine, sont des hypothèses reconnues comme irréelles mais tenues pour vraies par le droit afin d’adapter une règle sans en changer la lettre. Exemple : tenir une société pour une “personne” ou considérer l’adopté comme “fils naturel” pour étendre à de nouveaux cas des effets juridiques existants.
- ↑ Émile de Laveleye
- 1874, "De la propriété et de ses formes primitives", Paris: Librairie Germer Baillière
- Traduit en anglais en 1878 par G. R. L. Marriott, "Primitive Property", London: Macmillan, introduction de T. E. Cliffe Leslie
- 1885, "La propriété collective du sol en différents pays", Revue de Belgique, Vol t. n°LI,pp109-125
- 1874, "De la propriété et de ses formes primitives", Paris: Librairie Germer Baillière
- ↑ Lewis Henry Morgan
- 1871, "Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family", Washington: Smithsonian Institution, (Smithsonian Contributions to Knowledge, vol 17 / publ. 218)
- 1877, "Ancient Society: Or, Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization", New York: H. Holt and Company
- 1881, "Houses and House-Life of the American Aborigines", Washington: Government Printing Office
- ↑ Maxime Kovalevski
- 1890, "Tableau des origines et de l’évolution de la famille et de la propriété. Stockholm", Samson & Wallin
- 1891, "Modern Customs and Ancient Laws of Russia: Being the Ilchester Lectures for 1889–90", London: David Nutt
- 1893, "Coutume contemporaine et loi ancienne : droit coutumier ossétien, éclairé par l’histoire comparée", Paris: L. Larose
- ↑ La tenure (tenure foncière) désigne le régime d’occupation de la terre : l’ensemble des droits, obligations et usages qui lient des personnes à un terrain (qui peut l’utiliser, le gérer, en tirer revenu, le transmettre), sans présumer de la pleine propriété. Elle peut être individuelle (propriété, bail, usufruit), collective (tenure en commun d’un village), ou coutumière (règles locales). Chez Maine, la tenure en commun est centrale : la communauté détient le fonds, attribue des lots d’usage (souvent redistribués périodiquement) et règle les litiges par la coutume.
- ↑ Le panchayat est, à l’origine, le conseil villageois en Inde : un petit collège d’anciens ou d’élus chargé de régler les affaires locales par la coutume, la conciliation et l’arbitrage (foncier, litiges, entraide, travaux collectifs).
Dans l’usage moderne, il désigne la gouvernance locale à trois niveaux (Panchayati Raj) :
- Gram Panchayat (village),
- Panchayat Samiti (bloc ou groupement de villages),
- Zilla Parishad (district).
Publications
- 1861, "Ancient Law: Its Connection with the Early History of Society, and Its Relation to Modern Ideas", London: John Murray
- 1871, "Village-Communities in the East and West", London: John Murray
- 1873,
- a. "The Early History of the Property of Married Women", Manchester: A. Ireland and Co.
- b. "Mr. Fitzjames Stephen's Introduction to the Indian Evidence Act", The Fortnightly Review, Vol XIX
- 1875, "Lectures on the Early History of Institutions", New York: Henry Holt and Company
- 1877, "South Slavonians and Rajpoots", The Nineteenth Century, Vol II
- 1882, "The King and his Successor", The Fortnightly Review, Vol XXXVII
- 1883, "Dissertations on Early Law and Custom: Chiefly Selected from Lectures Delivered at Oxford', London: John Murray
- 1885, "Popular Government: Four Essays", London: John Murray
- 1888, "International Law: A Series of Lectures Delivered Before the University of Cambridge, 1887", London: John Murray
- 1894, "Plato: A Poem", Cambridge: Privately Printed
Littérature secondaire
- 2008, George Carey, "Maine, Henry Sumner (1822–1888)", In: Ronald Hamowy, dir., "The Encyclopedia of Libertarianism", Thousand Oaks, CA: Sage; Cato Institute, p314
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