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Vice
Le vice désigne un comportement jugé moralement mauvais (excès, dépendance, perversion, paresse, ivresse) sans pour autant constituer une atteinte directe à autrui. Il inquiète parce qu’il ronge l’individu, déplaît parce qu’il défie les normes, mais interroge surtout : doit-il être combattu par la loi, ou laissé à l'appréciation de la conscience ? C’est cette question, à la fois morale, politique et juridique, que pose le regard libéral.
Le cadre libéral : liberté, responsabilité et limites de l’intervention de l’État
Le libéralisme, souvent caricaturé comme un simple plaidoyer pour la dérégulation économique, est d’abord une philosophie du droit et de la liberté. Il repose sur une conviction première : l’individu est pleinement propriétaire de lui-même. Ce principe de self-ownership, loin d’être une abstraction théorique, constitue le socle éthique sur lequel repose tout l’édifice libéral et libertarien. À partir de lui se déploie une architecture du droit dont la beauté réside dans sa simplicité : chacun est libre tant qu’il ne viole pas la liberté d’autrui. Ce principe cardinal est celui de non-agression.
Une philosophie du droit fondée sur le principe de non-agression
Dans l’univers libéral, toute légitimité politique découle d’un postulat clair : nul ne peut initier la violence contre un autre. Cette règle d’apparence modeste a une portée immense. Elle signifie que l’État, s’il existe, ne saurait étendre son emprise au-delà d’un périmètre strictement défensif. Son rôle est d’empêcher les agressions contre les droits fondamentaux que sont la vie, la liberté et la propriété, jamais de les « améliorer » ou d’en corriger l’usage au nom d’une quelconque vision morale ou collective du bien.
Le crime, dans cette perspective, n’est pas ce qui choque, ni ce qui blesse les mœurs ou heurte les traditions ; c’est ce qui viole concrètement les droits d’une personne. Un vol est un crime. Une agression physique, un viol, une escroquerie également. Tous ces actes ont une chose en commun : ils s’exercent contre le consentement d’autrui et portent atteinte à son intégrité ou à ses biens. Le reste, si déplaisant soit-il, relève d’un autre domaine que celui de la justice : la morale privée, le débat public, l’éducation.
Le vice : une affaire privée, morale, non juridique
Dans cette vision des choses, le vice n’est pas un objet de droit, mais une question de conscience. L’ivrognerie, la luxure, la paresse, la dépendance, la gloutonnerie, l’orgueil, toutes ces fautes que la tradition religieuse ou sociale a cataloguées comme vices, ne sont pas des crimes. Elles peuvent certes nuire à celui qui les pratique, parfois gravement ; elles peuvent attrister ses proches, scandaliser ses voisins, ou choquer les bien-pensants. Mais elles ne constituent pas une agression. Nulle victime ne peut s’en plaindre à la loi.
Il y a là un retournement radical : ce que des siècles de législation ont voulu punir ou encadrer : les drogues, la sexualité, le blasphème, l’indécence, le jeu, le suicide, le libéral ou le libertarien propose de le libérer. Non par goût du désordre ou par nihilisme moral, mais par respect de l’autonomie humaine. Ce qui est un vice pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre ; et dans un monde fait d’individus différents, cette diversité morale n’est pas une menace mais la condition même de la liberté. Ce que la loi doit interdire, ce n’est pas l’immoralité perçue, mais l’injustice réelle.
L’idée d’un ordre social fondé sur la liberté de choix
Une société fondée sur le respect des choix individuels, y compris les plus hasardeux, les plus excessifs, les plus autodestructeurs, est une société adulte. À l’inverse, une société qui interdit le vice pour protéger l’individu contre lui-même est une société infantilisée. Le libertarien ne dit pas que les vices sont bons ; il dit qu’ils doivent pouvoir exister dans l’espace du libre arbitre. Car c’est dans ce champ d’expérimentation, où chacun tente, chute, recommence, apprend, que se forge une morale authentique, intérieure, assumée.
La morale imposée par la loi est une morale morte, contrainte, qui engendre le mensonge et l’hypocrisie. Une société libre est celle qui accepte le désordre visible, les erreurs manifestes, les vies chaotiques parce qu’elle croit en l’intelligence des individus et au pouvoir de la responsabilité. La loi n’est pas là pour nous faire meilleurs. Elle est là pour nous laisser le droit d’essayer de le devenir ou non.
Ainsi s’esquisse l’horizon libertarien : un monde dans lequel l’État n’a pas vocation à sauver l’âme des citoyens, mais à garantir la paix entre eux. Un monde où la liberté morale n’est pas un luxe, mais le fondement même de l’ordre juste.
Spooner : « Les vices ne sont pas des crimes » – Une défense radicale de la liberté morale
Il est des idées si simples, si lumineuses, qu’elles déstabilisent à la manière d’un coup de clairon dans le brouillard des évidences sociales. Celle que développe Lysander Spooner dans son célèbre essai "Vices are not crimes" en fait partie. Juriste autodidacte et anarchiste individualiste du XIXe siècle, Spooner y déploie une logique implacable : confondre vice et crime, c’est ouvrir grand la porte au despotisme moral. La loi, dès lors qu’elle prétend corriger l’âme plutôt que protéger les droits, cesse d’être un rempart contre la tyrannie, elle en devient l'instrument.
La thèse centrale de Spooner
Dans une formule aussi percutante que structurante, Spooner affirme : « Un crime implique une victime ; un vice n’en a pas ». Autrement dit, la frontière entre ce que l’on peut légitimement interdire et ce qu’il faut tolérer se dessine autour de la notion d’agression : nul ne peut se dire victime d’un vice tant qu’il n’a pas été atteint dans sa personne, ses biens ou sa liberté.
Prenons un exemple. Un homme boit jusqu’à l’ivresse chaque soir. Il nuit peut-être à sa santé, à son avenir, à sa dignité. Mais tant qu’il n’agresse personne, son comportement relève de sa liberté morale. S’il monte en voiture et tue un passant, il commet un crime, et doit être jugé pour cela. Mais ce n’est pas l’ivresse qui est condamnable en soi, c’est l’acte qui en découle et lèse autrui.
Ainsi, pour Spooner, le droit ne doit pas s’ériger en code de conduite personnelle. Il n’est pas un catéchisme civique mais un outil de limitation des violences réelles. Ce que l’on peut juger stupide, autodestructeur, immoral (drogues, luxure, jeux d'argent, sectes, blasphèmes) ne relève pas du droit tant que nul n’en subit l’agression. Dans une société juste, les vices doivent donc rester libres, sans pour autant être glorifiés.
Les dangers d’un État moraliste
Spooner écrit dans une Amérique puritaine, obsédée par la tempérance, la décence publique et la conformité religieuse. Il voit avec lucidité les effets dévastateurs des lois motivées par la morale dominante : elles ne corrigent pas les comportements, elles criminalisent la dissidence. La prohibition de l’alcool, les sanctions contre l’homosexualité, les restrictions sur les publications « obscènes » sont autant d’exemples de ces lois théocratiques déguisées, qui habillent leur violence d’intentions paternelles.
Ce que Spooner combat, ce n’est pas la morale en soi, mais l’usage de la loi comme véhicule moral. Une loi juste, pour lui, est moralement neutre ; elle interdit les agressions, point. Dès qu’elle prétend dicter une conduite de vie, elle cesse d’être loi pour devenir dogme. Et le dogme légal est le plus redoutable, car il punit non pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on est. Un libertin, un toxicomane, une prostituée, un hérétique ; tous deviennent des cibles légales, non pour avoir porté atteinte à autrui, mais pour avoir défié la norme.
Il y a là une inversion perverse : la loi, censée protéger les minorités contre la tyrannie, se fait la complice du conformisme social. Spooner nous met en garde : le bien imposé par la loi finit toujours par ressembler au mal.
Le rôle de la société dans la prévention des vices
Face à ceux qui craignent que l’abandon de la législation morale n’ouvre la voie à la décadence, Spooner oppose une confiance tranquille en la puissance non coercitive de la société civile. Il ne nie pas que les vices puissent être nuisibles, ni même contagieux ; il affirme seulement que le gouvernement n’est pas l’organe compétent pour y répondre.
Ce rôle revient aux familles, aux communautés, aux cercles religieux ou philosophiques, aux écoles, aux amis, aux modèles. C’est dans la persuasion, le dialogue, l’exemple, l’amour, et même parfois dans l’échec que s’opère la transformation morale. Une société libre ne supprime pas les vices, elle les rend visibles, discutables, assumés et donc perfectibles.
Car c’est là, peut-être, le plus grand pari de Spooner : ce que l’on contraint ne se guérit pas, mais ce que l’on laisse libre peut mûrir. L’individu, affronté à ses propres limites, corrigé par ses expériences, guidé par ses pairs, devient meilleur s’il est libre d’être pire.
Spooner, en séparant radicalement le domaine du droit et celui de la morale, n’invite pas à l’indifférence ou à l’anarchie morale. Il appelle à une société où la loi cesse d’être un outil d’ingénierie des âmes, pour redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : la gardienne de la liberté commune, et rien d’autre.
Enjeux contemporains : actualité et critiques de l’approche libérale et libertarienne du vice
La pensée libérale et libertarienne sur le vice n’est pas un vestige philosophique figé dans l’Amérique du XIXe siècle. Elle trouve aujourd’hui, dans le tumulte des controverses sociales modernes, une acuité saisissante. Des débats sur la légalisation des drogues au droit à mourir dans la dignité, de la prostitution au jeu d'argent, en passant par les limites de la liberté d’expression, c’est toujours la même question qui revient : jusqu’où l’État peut-il intervenir dans la vie morale des individus ? Et la réponse, héritée de Spooner, reste constante : tant qu’il n’y a pas de victime, il ne doit pas y avoir de crime.
La cohérence pratique de l’analyse libérale et libertarienne
L’un des points forts de l’approche libérale et libertarienne réside dans sa rigueur éthique et sa cohérence logique. Là où les législations actuelles s’enchevêtrent dans des interdits circonstanciels, des exceptions idéologiques et des interdictions moralement motivées, le libertarianisme trace une ligne claire : la loi n’intervient qu’en cas d’agression.
Ainsi, les débats sur la légalisation des drogues n’opposent pas, dans cette perspective, le bien contre le mal, mais la liberté contre la coercition. Si un individu consomme une substance dans son espace privé, sans mettre en danger autrui, l’État n’a aucun titre pour intervenir. Il en va de même pour le travail du sexe volontaire, le suicide assisté, les jeux d’argent, ou encore la production artistique jugée immorale : tous ces actes, tant qu’ils sont consensuels, appartiennent au domaine de la liberté morale, non de la loi.
Le libéralisme ou le libertarianisme, en refusant les "exceptions" morales, évite les glissements de terrain législatifs qui transforment l’État en juge des bonnes mœurs. C’est une position exigeante, parfois choquante pour les sensibilités majoritaires, mais d’une rare constance. Dans un monde où les politiques publiques sont souvent dictées par les sondages ou les émotions, la logique libertarienne apparaît presque comme un anachronisme de lucidité : pas d’agression, pas de crime. Point final.
Les limites de cette vision : le problème des « vices à externalités »
Pour autant, la position libertarienne n’est pas sans ses critiques, parfois sérieuses. L’argument le plus souvent avancé est celui des externalités négatives : ces effets secondaires que certains comportements, bien que « privés », peuvent avoir sur la société.
Un homme qui se drogue chez lui peut devenir, demain, un danger pour les autres ; un joueur compulsif peut ruiner sa famille ; un parent alcoolique peut négliger ses enfants. Ces situations, bien réelles, montrent que les frontières entre sphère privée et sphère publique ne sont pas toujours étanches.
Mais là encore, les libéraux ou les libertariens ne nient pas ces conséquences. Ils répondent par une distinction cruciale : ce n’est pas l’acte en soi (se droguer, boire, jouer) qu’il faut punir, mais l’effet nuisible concret qu’il produit sur autrui lorsqu’il se manifeste. Si un conducteur ivre tue un passant, ce n’est pas l’ivresse qui est incriminée, mais l’homicide par négligence. L’agression demeure la seule boussole légitime de la sanction.
Cette distinction permet d’éviter le piège de la punition préventive, qui ouvre la porte aux lois liberticides. Mais elle suppose aussi un haut degré de vigilance et une confiance dans la capacité des individus à répondre de leurs actes. Elle exige que la justice s’en tienne aux faits, et non aux intentions ou aux modes de vie.
Une société de liberté, mais pas sans valeurs
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Spooner, et plus largement la pensée libertarienne, ne célèbre pas les vices. Il ne les encourage pas, ne les banalise pas, ne les absout pas moralement. Il se borne à dire : la loi n’est pas l’outil pour les combattre.
Cela ne signifie pas que la société doive être neutre ou amorale. Une société libre n’est pas une société sans valeurs, mais une société où les valeurs sont défendues par la parole, l’exemple, l’éducation, non par la force. Le libertarien affirme que la vertu n’a de sens que si elle est librement choisie. Et de ce fait, la liberté de vice est la condition même de la liberté de vertu. Interdire la faute, c’est aussi dévaluer le mérite de ceux qui s’en abstiennent.
Mais cela suppose un engagement : celui d’une culture de la responsabilité, où les individus ne délèguent pas à l’État la charge de leur vie morale. Une société où la famille, l’école, les religions, les cercles d’amis ont un rôle à jouer, non pour surveiller ou censurer, mais pour soutenir, inspirer, orienter.
Le danger n’est pas le vice, pour le libéral ou le libertarien : c’est l’assistanat moral, cette tentation de confier à des lois abstraites ce que seul le cœur humain peut accomplir, le combat intérieur pour le bien commun.
Au fond, l’approche libérale du vice n’est pas une abdication morale. C’est un acte de foi dans l’humanité, dans sa capacité à choisir librement entre le bien et le mal. Une société libre ne promet pas la perfection. Elle offre quelque chose de plus exigeant et de plus noble : la dignité du choix.
Bibliographie
- 1714, Bernard Mandeville, "The fable of the bees"
- Nouvelle édition en 1729
- Nouvelle édition en 1732
- Nouvelle édition en 1924, "The Fable of the Bees: or Private Vices, Public Benefits", vol 1 et 2, F.B. Kaye, Dir., Oxford
- Traduction italienne en 2002, La favola delle api, Laterza, Roma-Bari
- Traduction japonaise en 1985, 邦訳 『蜂の寓話 私悪すなわち公益』
- Nouvelle édition en 1993, 続・蜂の寓話 私悪すなわち公益』(1993)泉谷 治 訳法政大学出版局
- 1875, Lysander Spooner, "Vices Are Not Crimes: A vindication of Moral Liberty"
- Traduit en français en 1993, Les Vices ne sont pas des crimes, Paris: Les Belles Lettres, collection Iconoclastes n°17, ISBN 2251390170
- Extraits traduits en français en 2019, "Les Vices ne sont pas des crimes", In: Guillaume Moukala Same, dir., Vous avez dit Liberté : 19 textes d'anthologie pour découvrir le libéralisme, Courtenay: éditions des Lauzes, & Les affranchis. Students for liberty France, 2nde édition, pp201-213
- 1978, Sidney Parker, "Lysander Spooner and Natural rights", Commentaire de l'édition par Carl Watner du livre de Lysander Spooner, "Vices are not crimes", Minus One, n°41, pp8-9
- 2019, Gaspard Koenig, "Introduction aux extraits traduits en français", du livret de Lysander Spooner, "Les Vices ne sont pas des crimes", In: Guillaume Moukala Same, dir., Vous avez dit Liberté : 19 textes d'anthologie pour découvrir le libéralisme, Courtenay: éditions des Lauzes, & Les affranchis. Students for liberty France, 2nde édition, pp199-200