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Esthétique organisationnelle
L’esthétique organisationnelle consiste essentiellement en la possibilité de vivre sa vie en tant qu’œuvre d’art. Hors, une grande partie de notre vécu s'effectue dans diverses organisations. D'où l'omniprésence de l'esthétique[1] dans notre existence. Selon la philosophie esthétique développée par Emmanuel Kant, l’expérience artistique peut être tout autant dynamique que l’action humaine. Cependant l'esthétique organisationnelle ne se réduit pas à une jolie présentation des bureaux d'une entreprise[2], elle concerne également les formes et les pratiques en relation avec l'éthique partagée entre l'organisation et ses membres.
Une coexistence accrue entre la démarche scientifique et l'approche artistique
Dans les entreprises et les autres organisations, l'esthétique a été longtemps considérée comme un superflu intellectuel coûteux contribuant au plaisir inutile et contrastée par le nécessaire profit de l'entreprise et de l'effort physique individuel au travail. Les managers ont écarté ce qu'ils estimaient être le rôle facétieux de l'art, comme par exemple, les intermèdes culturels ou des échanges sociaux entre collègues dans la routine quotidienne du dur labeur, les bonnes ou les mauvaises relations avec ses collègues ou ses supérieurs hiérarchiques, l'élégance ou non de son apport de connaissances et de ses compétences, la maîtrise d'un savoir-faire ou d'une connaissance tacite qui ne peuvent pas être formalisées logiquement ou rationnellement. A la place, les organisations se sont construites sur l'apparence du sérieux : l'emploi, les salaires, la production, la concurrence, la croissance, etc.
La division entre discours scientifique et expérience esthétique s'estompe peu à peu. Aujourd'hui, les certitudes des sciences sociales, et également des autres sciences, semblent moins évidentes. Les cultures organisationnelles étaient considérées comme modernes lorsque la rationalité cognitive et analytique (souvent quantitative) était privilégiée. Il était alors difficile d'être en situation d'alerte dans des organisations structurées via des relations de pouvoir autoritaire. Auparavant, la démarche scientifique dominait le monde et était caractérisée par des relations de cause à effet, des mesures statistiques, des descriptions objectives, systématiques et méthodologiquement rigoureuses, des vérifications de résultats par des études ultérieures... Alors que l'approche artistique devient désormais plus pertinente dans le monde du travail[3] et dans certains contextes entrepreneuriaux (attention et vigilance de l'entrepreneur sur l'inhabituel, utilisation du savoir d'un individu sur les réseaux sociaux mondiaux pour faire valoir son érudition, la sensibilité de l'entrepreneur sur son jugement pour prendre la bonne décision ou dans ses recherches d'études, le caractère particulier voire unique de l'expérience analytique, la transgression de l'innovateur et du créatif).
Cette approche de l'esthétique organisationnelle propose de donner la possibilité à de plus en plus de personnes d’agir, d’être, de se lier les unes aux autres d’une manière qui soit fondamentalement éclairée par des sensibilités esthétiques et par un sens profond des pratiques expérimentales liées aux essais et aux erreurs des individus regardés comme des artistes en processus. L'esthétique organisationnelle passe aussi par un goût et par un effort de l'embellissement des organisations sociales[4]. Cela implique une sensibilité aux petits éclats de beauté qui scintillent dans les organisations ou d'être l'acteur de leur éclairage[5]. Ces pratiques de l'esthétique organisationnelle exigent une attitude mentale de l'individu qui sait ne pas savoir et qui reste connecté au monde grâce à ses sens. C’est une façon d’être en état de vigilance qui nécessite d’être présent en l'instant et d’assister au futur comme une image de ce qui se passe dans le moment présent. L'individu abandonne les raccourcis préconçus (heuristiques) qui lui permettent de comprendre rapidement ce qui l'entoure pour mieux prêter attention à ce que ses sens[6] nous disent de ce qui est en train de se passer à ce moment-là. Cela implique une orientation vers un raffinement continuel de nos perceptions[7].
Trois approches de l'esthétique organisationnelle
Il existe trois approches principales dans la théorie de l'esthétique organisationnelle : l'approche archéologique, l'approche empathique-logique et l'approche empathique-esthétique.
- L’approche archéologique.
Le chercheur prend des allures d’archéologue ou d’historien de l’art pour étudier les valeurs et les symboles des aspects essentiels des cultures organisationnelles. Il observe, écoute, goûte, touche ou sent les artefacts organisationnels, ou des fragments d’objets d’organisation, tels que les produits de l’organisation, les espaces dans lesquels ses membres travaillent, les technologies utilisées, les relations sociales établies et les sentiments qui unissent l’individu à l'organisation. Le chercheur active donc ses facultés de perception et son jugement esthétique pour explorer les informations fournies par les artefacts ou les fragments d’artefacts.
- L’approche "empathique-logique".
Le chercheur s'appuie à la fois sur la collecte de connaissances empathiques et sur sa compréhension analytique et logique. La recherche concerne à la fois les aspects matériels et impalpables des cultures organisationnelles et se déroule en trois étapes. La première étape consiste en une observation au cours de laquelle le chercheur s’abandonne à une intuition passive et s’interroge sur les sensations suscitées par les artefacts organisationnels, en les nommant. Au cours de la deuxième étape, le chercheur interprète ses résultats en puisant dans ses émotions et ses réflexions, en équilibrant les connaissances empathiques et le détachement analytique. Dans la troisième étape, les connaissances empathiques sont abandonnées afin que le chercheur puisse utiliser la rigueur logique-analytique.
- L’approche "empathique-esthétique".
Le chercheur choisit un sujet à examiner en fonction de ses goûts esthétiques. Il / elle active ses facultés sensorielles et son jugement esthétique dans le cadre organisationnel, afin de fusionner avec lui et de partager avec empathie les activités des acteurs de l'organisation. En observant et en écoutant les autres dans le contexte organisationnel, le chercheur laisse émerger leurs expériences et les fait revivre lors de la rédaction des documents rassemblés, afin qu’ils deviennent une partie intégrante de ses données de recherche. Il écrit ensuite un "texte ouvert" qui décrit et évoque les dynamiques et processus organisationnels étudiés. La différence entre ces approches réside dans la valeur attribuée au processus de la création de connaissances, élément où l'approche archéologique est en retrait. Le chercheur est un élément actif du processus esthétique par lequel le discours organisationnel est construit socialement, ce qui distingue l'approche empathique-esthétique des deux autres. Enfin, il existe de légères différences entre les trois approches en ce qui concerne leur vision des organisations en tant que contextes dans lesquels l'esthétique peut être appréciée en tant que telle et non étudiée uniquement pour mieux comprendre la vie organisationnelle.
La connaissance tacite de l'esthétique organisationnelle
L'esthétique organisationnelle est étroitement reliée à la connaissance tacite dans les organisations. Comme nous le savons depuis Michael Polanyi, il s’agit là d’un savoir par lequel une personne sait comment faire quelque chose sans pouvoir dire comment il le fait. La connaissance tacite est étroitement liée au savoir esthétique en ce qu’il s’agit d'un savoir qui échappe à la formalisation scientifique. Les spécialistes des organisations ont tendance à négliger ce type de connaissances, car si elles sont tacites, elles ne peuvent pas être explorées. Ou bien ils essaient de les traduire dans un langage qui les rend explicites, même si, cela signifie qu'elles ne sont plus alors tacites.
L'approche esthétique avec son attention portée au non-dit, certains auteurs soulignent aussi son mutisme, permet de comprendre la connaissance tacite précisément parce qu'elle ne nécessite pas sa traduction en connaissance explicite. En fait, le cadre théorique de la connaissance esthétique est celui qui active les facultés perceptives-sensorielles et le jugement esthétique dans les pratiques organisationnelles[8]. Cependant, le jugement esthétique n’est pas davantage valorisé, étant donné qu’il n’existe pas de sanctions formelles contre la laideur dans les organisations. Et, le langage de tous les jours dans les organisations ne s’intéresse pas seulement au beau et au sublime, mais aussi au laid, au grotesque et au tragique.
Toutefois, il ne s'agit pas, pour le chercheur ou le manager, de comprendre le sens des pratiques que les gens construisent à travers leurs interactions, mais d'établir une simple activité mentale par connexion avec la forme[9] esthétique de l'organisation.
Annexes
Notes et références
- ↑
- T. Adorno, 1970, "Aesthetic Theory"
- Traduction en anglais en 1997 par R. Hullot-Kentor, "Aesthetic Theory", University of Minnesota, Minneapolis
- T. Adorno, 1970, "Aesthetic Theory"
- ↑ S. Pole, 2007, "The office of the future more than just a pretty place", British Journal of Administrative Management, Vol 58, pp14-16
- ↑ A. Carr, P. Hancock, dir., 2003, "Art and Aesthetics at Work", Palgrave Macmillan, Basingstoke, England
- ↑ R. Ramirez, 1991, "The beauty of social organization", Munich: Accedo
- ↑ S. S. Taylor, 2013, "Little beauties: Aesthetics, craft skill, and the expereince of beautiful action", Journal of Management Inquiry, 22(1), pp69-81
- ↑ Les cinq sens qui nous donnent des informations sur le monde extérieur ainsi que les sens qui nous fournissent des informations à propos de ce qui se passe au sein de notre propre personne
- ↑ C. Springborg, 2012, "Perceptual refinement: Art-based methods in managerial education", Organizational Aesthetics, 1(1): 116-137
- ↑ Gérard Koening, 1993, "Production de la connaissance et construction des pratiques organisationnelles", Revue de Gestion des Ressources Humaines, n°9, Novembre
- ↑ 1991, D. Robey, "Designing organizations", Homewood, IL: Irwin.
Bibliographie
- 1992, Antonio Strati, "Aesthetic understanding of organizational life", Academy of Management Review, 17(3), pp568-581
- 1996,
- P. Gagliardi, "Exploring the aesthetic side of organizational life", In: S.R. Clegg, C. Hardy, W. R. Nord, dir., "Handbook of organization studies", London: Sage, pp565-580
- E. J. Ottensmeyer, "Too strong to stop, too sweet to lose: Aesthetics as a way to know organizations", Organization, 3(2), pp189-194
- 1997,
- J. W. Dean, E. J. Ottensmeyer, R. Ramirez,"An aesthetic perspective on organizations", In: C. Cooper, S. Jackson, dir., "Creating tomorrow’s organizations: A handbook for future research in organizational behavior", Chichester: Wiley, pp419-437
- M. F. Guillén, "Scientific management’s lost aesthetic: Architecture, organization, and the Taylorized beauty of the mechanical", Administrative Science Quarterly, vol 42, pp682-715
- 1999, Antonio Strati, "Organization and aesthetics", London: Sage
- 2000, Pierre Guillet de Montoux, "The art management of aesthetic organizing", In: S. Linstead, H. Höpfl, dir., "The aesthetic of organization", London: Sage, pp35-60
- 2002,
- Pierre Guillet de Montoux, Antonio Strati, "Introduction: Organizing aesthetics", Human Relations, Vol 55, n°7, pp755–766
- Steven S. Taylor, "Overcoming aesthetic muteness: Researching organizational members' aesthetic experience", Human Relations, 55(7), pp821-840
- 2005, H. Hansen, Steven S. Taylor, "Finding form: Looking at the field of organizational aesthetics", Journal of Management Studies, 42(6), pp1211-1232
- 2013, Steven S. Taylor, "What is Organizational Aesthetics?", Organizational Aesthetics, 2(1), pp30-32
- 2017, Robert Austin, Daniel Hjorth, Shannon Hessel, "How Aesthetics and Economy Become Conversant in Creative Firms", Organization Studies, vol 39, n°11, pp1501-1519
- 2019, Marcin Poprawski, "Organisational aesthetics and pedagogy: Deframing the creative and cultural labour formation", Arts and Humanities in Higher Education, vol 18, n°2-3: pp231-249