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Edward Gibbon
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Edward Gibbon (1737-1794), historien anglais des Lumières, célèbre pour son History of the Decline and Fall of the Roman Empire, admire chez les Mérovingiens la liberté laissée aux individus de choisir la loi qui les régissait. Ce pluralisme juridique, qu’il oppose aux projets d’uniformisation, anticipe l’idée moderne de la panarchie et reflète son attachement éclairé à la tolérance et à la liberté.
Le constat historique de Gibbon : une pluralité juridique effective
- Diversité des codes barbares. Edward Gibbon insiste sur la coexistence de plusieurs codes législatifs dans les royaumes barbares[1] installés en Gaule. Les lois saliques[2], rédigées sous les Mérovingiens[3], furent codifiées dès le règne de Clovis[4] et amendées par ses successeurs, notamment Dagobert[5]. Parallèlement, les lois ripuaires[6] furent transcrites et étudiées avec soin par Charlemagne (Decline and Fall, ch. XXXVIII). Les autres peuples, comme les Alamans, les Bavarois, les Wisigoths ou les Burgondes, procédèrent à des compilations similaires, quoique parfois tardives et davantage motivées par des raisons politiques que par un véritable souci de justice. Gibbon rapproche ainsi ces rudiments juridiques des Pandectes de Justinien[7], qui représentaient au même moment l’apogée du droit romain, soulignant la coexistence paradoxale de la « première enfance » et de la « pleine maturité » de la civilisation légale.
- Tolérance mérovingienne. La particularité du système mérovingien, selon Gibbon, est qu’il ne chercha pas à imposer une loi uniforme à l’ensemble de ses sujets. Chaque peuple conservait ses coutumes, et même les Romains de Gaule bénéficiaient de cette tolérance : « Les Mérovingiens, au lieu d'imposer une règle de conduite uniforme à leurs divers sujets, permettaient à chaque peuple et à chaque famille de leur empire de jouir de leurs institutions domestiques. » (Decline and Fall, ch. XXXVIII). Ce pluralisme reflète une conception politique fondée non sur la contrainte, mais sur la reconnaissance de la diversité des traditions, que l’historien oppose implicitement à toute volonté d’uniformisation religieuse ou juridique, telle que celle proposée plus tard par l’évêque Agobard de Lyon (IXe siècle).
- Choix du tribunal et de la loi applicable. Gibbon décrit aussi les règles précises qui régissaient ce pluralisme : l’enfant suivait la loi de ses parents, la femme adoptait celle de son mari, et l’affranchi celle de son maître. En cas de litige entre deux individus d’origines différentes, le procès devait se dérouler selon la loi du défendeur, principe qui, selon Gibbon, constituait une « présomption judiciaire d’innocence » (ibid.). Plus encore, il évoque la possibilité pour chaque citoyen de déclarer devant le juge la loi sous laquelle il souhaitait vivre, ce qui abolit de facto la hiérarchie entre vainqueurs et vaincus. Cette remarque, appuyée par une citation indirecte de la Loi ripuaire (« tit. XXI, in tom. IV, p. 240 »), est confirmée par Agobard lui-même, qui notait : « Il arrive souvent que cinq personnes se réunissent ou s'assoient ensemble, et qu'aucune d'entre elles n'ait de point commun avec l'autre. » (in tom. VI, p. 356).
Une forme de panarchie avant la lettre
- Principe fondamental : le droit choisi. Dans son récit, Gibbon insiste sur un aspect qu’il juge singulier : la possibilité pour chaque individu de choisir la loi sous laquelle il voulait vivre. Il écrit qu' « une plus grande latitude était accordée si chaque citoyen, en présence du juge, pouvait déclarer la loi sous laquelle il désirait vivre et la société nationale à laquelle il choisissait d'appartenir » (Decline and Fall, ch. XXXVIII). Cette faculté, bien que limitée dans la pratique, esquisse un principe inédit : la liberté juridique individuelle, détachée du simple fait de la conquête ou de la naissance. À ce titre, Gibbon décrit une forme primitive de ce que la pensée politique du XIXᵉ siècle nommera panarchie : un système où chaque citoyen peut adhérer à l’ordre légal de son choix.
- Conséquences pratiques : intégration et égalisation. Cette liberté juridique permettait d’abolir la distinction entre vainqueurs et vaincus. Les provinciaux romains, contraints à subir l’autorité des nouveaux royaumes, pouvaient néanmoins « assumer le privilège, s'ils osaient affirmer le caractère de barbares libres et guerriers » (ibid.). De ce fait, la diversité des lois ne nourrissait pas la division, mais au contraire facilitait une intégration progressive des populations, en donnant à chacun un rôle actif dans son appartenance sociale et politique. Agobard, témoin du IXᵉ siècle, confirme indirectement cette coexistence en remarquant que des hommes d’origines différentes, assis côte à côte, vivaient sous cinq lois distinctes (tom. VI, p. 356).
- Déterritorialisation de la souveraineté : vers une panarchie. L’originalité de cette situation, que Gibbon souligne avec une admiration contenue, est de rompre avec le principe traditionnel qui veut que le droit suive le territoire. Ici, au contraire, c’est l’individu qui choisit son appartenance juridique et non le sol qu’il occupe. Les historiens modernes, comme Patrick Wormald[8], ont montré que ce pluralisme juridique germanique constituait un élément central des sociétés post-romaines. Dans l’interprétation de Gibbon, il préfigure un modèle panarchique où la loi devient affaire de choix personnel et non de soumission forcée, ce qu’il oppose à l’uniformité souhaitée par certains clercs.
- ↑ Les royaumes barbares désignent les États fondés en Europe occidentale par les peuples germaniques (Wisigoths, Ostrogoths, Francs, Burgondes, Vandales, etc.) après la chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle. Ils mêlaient institutions romaines et coutumes tribales, donnant naissance aux premières monarchies médiévales.
- ↑ Les lois saliques sont un code de droit coutumier rédigé au début du VIᵉ siècle par les Francs Saliens, sous Clovis. Elles fixent les règles de la vie sociale : héritage, sanctions des vols, meurtres ou blessures (par des amendes appelées wergeld), organisation familiale et judiciaire. C’est l’un des premiers grands textes juridiques germaniques, souvent cité comme base du droit médiéval en Europe.
- ↑ Les Mérovingiens sont la première dynastie de rois francs (Ve–VIIIe siècle), fondée par Clovis. Ils ont unifié une grande partie de la Gaule après la chute de l’Empire romain d’Occident. Leur pouvoir était marqué par la force militaire, la christianisation du royaume et une organisation encore tribale, avant d’être remplacés par les Carolingiens (Charlemagne).
- ↑ Clovis (466-511) fut le premier grand roi des Francs et le fondateur de la dynastie mérovingienne. Il est surtout connu pour avoir unifié plusieurs tribus franques, vaincu ses rivaux en Gaule, et s’être converti au christianisme vers 496, ce qui lui assura le soutien de l’Église et des populations gallo-romaines.
- ↑ Dagobert Ier (vers 603-639) fut un roi mérovingien, fils de Clotaire II. Dernier souverain fort de sa dynastie, il a consolidé l’unité du royaume franc, renforcé l’administration, encouragé la justice, et soutenu la fondation de l’abbaye de Saint-Denis, où il fut enterré.
- ↑ Les lois ripuaires sont le code coutumier des Francs Ripuaires, proches parents des Francs Saliens. Rédigées au VIIᵉ siècle, elles ressemblent beaucoup aux lois saliques, mais avec quelques variantes locales, notamment dans les règles d’héritage, de succession et dans l’échelle des amendes (wergeld). Elles reflètent l’organisation sociale et judiciaire des Francs installés autour du Rhin.
- ↑ Les Pandectes de Justinien (ou Digeste) sont une immense compilation du droit romain ordonnée par l’empereur Justinien au VIᵉ siècle. Elles rassemblent, en 50 livres, des extraits des plus grands juristes romains, organisés par thèmes (contrats, successions, crimes, etc.). Avec le Code et les Institutes, elles forment le Corpus Juris Civilis, fondement du droit en Europe médiévale et moderne.
- ↑ The Making of English Law, 1999